Aboubakr Jamaï
Le Journal Hebdomadaire publiait en décembre 2004 une couverture où apparaissait un trône vide sous le titre «Que fait le roi ?». A l'époque, les absences répétées et prolongées du roi à l'étranger, alors que des dossiers sensibles devaient être traités inquiétaient. Une année et demie plus tard, la monarchie lançait l'Initiative nationale pour le développement Humain (INDH), commandait une large étude à plusieurs experts sur le développement politique, économique et social du Maroc après 50 années d'indépendance, recevait et acceptait d'appliquer les recommandations de l'Instance Equité et Réconciliation (IER), réactivait le Conseil Royal Consultatif des Affaires Sahariennes (CORCAS), demandait aux partis politiques leurs propositions pour la résolution du conflit du Sahara et, à en croire les statistiques officielles, parcourait plus de 72 000 kilomètres dans le cadre de ses activités officielles.
Pour couronner le tout, l'année 2005 connut une pluviométrie exceptionnelle générant une croissance de plus de 7% et des investisseurs des Emirats Arabes Unis promettaient d'investir plusieurs milliards de dollars. La monarchie semble bien avoir changé de braquet. A ceux qui doutaient de son implication, elle répond par l'omniprésence à la une des publications proches du Palais et dans les journaux télévisés du soir des deux chaînes de l'Etat. Le roi travaille et le fait savoir. La monarchie occupe d'autant plus le terrain que nous sommes à la veille d'une année électorale et que les sondages donnent le Parti de la Justice et du Développement (PJD) comme grand favori. 47 % d'intentions de vote donneraient au PJD une présence parlementaire suffisamment importante pour inquiéter la monarchie. Cas de figure à éviter absolument car s'il y a une configuration politique qui ne lui est pas tolérable c'est bien l'émergence d'une force politique dominante au sein du Parlement. Surtout si cette force n'est pas soutenue par le Pouvoir. Pour ne rien arranger, le PJD recèle en son sein un puissant courant en faveur d'une réforme constitutionnelle digne de ce nom.
La proximité des élections est propice à un « retour aux sources » des partis de la Koutla : justement, des demandes de réformes constitutionnelles. La monarchie se devait d'assurer son omniprésence pour souligner son indispensabilité. Message en clair : pendant que les partis palabrent et veulent refaire le monde, moi je travaille pour les Marocains. Le message subliminal est lui : pourquoi réduire les pouvoirs d'une institution qui tient la baraque ? Et pour les donner à qui ? D'où la question : Mohammed VI s'est-il convaincu que le Maroc avait besoin d'un despote éclairé ? Que le bien- être économique et social des Marocains passait par un système où les pouvoirs seraient concentrés entre les mains d'un roi autoritaire et bienveillant ? Malgré les professions de foi de démocratisation, plusieurs éléments renforcent cette thèse.
Sur le plan social, le label INDH, apposé à l'initiative la plus banale, commence à agacer. L'omnipotence des structures liées à l'intérieur conjuguée, il est vrai, à la corruption et au laisser-aller prévalant chez les élus communaux, débouchent sur un bilan jusqu'ici plutôt mitigé. D'un autre côté, la toute- puissance de la Fondation Mohammed V aboutit à un effet d'éviction des autres initiatives qui n'émanent pas du Palais. Et pendant que toutes les lumières sont portées sur la charité « royale », les structures de l'Etat telles que le système de santé de l'Etat sont toujours aussi incapables de subvenir aux besoins des citoyens. Le cas de ce patient d'El Jadida qu'on a laissé, il y a quelques mois, mourir aux portes de l'hôpital en est le plus triste des exemples.
Dans le domaine économique, cette impression de despotisme éclairé est encore plus frappante. Le patronat n'est pas content de la gouvernance du pays ? Son président s'avise-t-il de le dire ouvertement ? La réaction ne se fait pas attendre. L'indélicat n'est plus invité aux cérémonies officielles et on lui colle un contrôle fiscal. Quelques mois plus tard, l'effet sur le fonctionnement de la Confédération Générale des Entreprises du Maroc (CGEM), syndicat des patrons, est évident. Aux élections pour la présidence, il y aura un candidat unique, celui que le Palais aura adoubé. L'hégémonisme royal sur l'économie privée se confirme. Mounir Majidi, secrétaire particulier du roi et gestionnaire de ses affaires, et ses collaborateurs redessinent l'économie marocaine à leur guise. Grâce à Attijariwafa bank, la banque qu'ils contrôlent, et à leur fonction « royale », rien ni personne ne peut ou ne souhaite leur résister...
Aboubakr Jamaï
Une justice en ruine
Les criminels ont découvert, s'ils ne le savaient depuis toujours, que les rouages de l'Etat demeuraient gangrenés.
C'est une véritable bombe propulsée par un grand acte de courage que vient de révéler l'hebdomadaire Assahifa. Un groupe d'avocats de la ville de Tétouan a rédigé une lettre ouverte où ils dénoncent le laxisme de l'Etat dans la lutte contre la corruption profonde qui gangrène le corps de la justice dans leur ville. La lettre est signée et des cas précis sont cités. Ce qu'on y apprend fait froid dans le dos. Des criminels avérés sont relâchés ou condamnés à des peines dérisoires. Une juge, nommée présidente de la Cour d'appel de Tétouan et décidée à nettoyer les écuries d'Augias, est menacée de mort. Au lieu de diligenter une enquête, le ministère bat en retraite en la rapatriant à Rabat. Les auteurs de la lettre vont jusqu'à révéler les montants versés pour «acheter» les jugements. Ils décrivent une mafia où sont fortement impliqués des services de l'Etat.
La ville de Tétouan avait déjà connu une énorme affaire de trafic de drogue dans laquelle avait été starisé un jeune trafiquant du nom de Erramach. Il avait été présenté comme un gros bonnet que la police avait réussi à mettre hors d'Etat de nuire. On nous avait chanté la sérénade de la nouvelle ère qui nettoyait plus blanc. L'affaire Erramach, survenue en 2003, rompait, nous expliquait-on, avec les méthodes de l'ancienne ère. Plus personne n'était au-dessus de la loi. Pas même les Pablo Escobar du Nord.
Les révélations de ces courageux avocats viennent confirmer ce que l'on subodorait. Avec la corruption qui s'est développée depuis l'année 2000 -c'est-à-dire avec le début de la nouvelle ère- à en croire le classement du Maroc dans l'indice de Transparency International, et vu la puissance financière générée par le trafic de cannabis, l'image d'une justice assainie apparaissait comme une douce illusion. Cette illusion s'est aujourd'hui définitivement évaporée. La lettre des avocats de Tétouan révèle un développement dangereux. Les criminels, qu'ils soient dans l'Etat ou en dehors, ne semblent guère impressionnés par le discours officiel. C'est comme s'ils en avaient pris la mesure. Ils s'y sont adaptés. En d'autres termes, ils ont découvert, s'ils ne le savaient depuis toujours, que les rouages de l'Etat demeuraient gangrenés. Ils ont alors repris leur petites affaires comme si de rien n'était.
Concomitamment, une autre affaire vient ternir l'image de la justice du pays. Mustapha Hamdi est cet employé marocain du service des visas du consulat américain à Casablanca. Il a été arrêté à New York et déféré devant le parquetdélivrance de visas frauduleux. Il aurait, selon l'acte d'accusation, permis d'arranger des mariages blancs en vue de l'obtention du visa. L'intérêt de l'affaire en ce qui nous concerne est que, bien que le crime soit punissable au Maroc selon des juristes consultés par Le Journal, le gouvernement américain préféré piéger Mustapha Hamdi en l'envoyant suivre une formation aux Etats-Unis pour l'appréhender aussitôt arrivé à New York. Cet acte peut être interprété comme une façon officieuse mais claire de signifier le manque de confiance des Américains dans l'appareil judiciaire marocain.
La justice demeure le grand échec du nouveau règne. Elle est aussi le test ultime pour juger de la volonté de démocratisation de la monarchie. En refusant des réformes pour un système judiciaire corrompu, la monarchie évite la remise en question de sa gouvernance aux dépens du bien-être des Marocains.
Aboubakr Jamaï
Vous avez dit social ?
L'entrée en bourse du groupe Addoha est censée couronner non seulement le succès d'une entreprise, mais aussi celui d'une politique publique. Au-delà d'Addoha et de son principal promoteur Anas Sefrioui, l'opération semble illustrer ce Graal de politique libérale qu'est la prise en main par le secteur privé de problèmes relevant de politiques sociales, en l'occurrence le logement pour les classes défavorisées. La nécessité de limiter les dépenses publiques a poussé les concepteurs des politiques économiques et sociales à explorer les voies qui permettraient à un marché correctement régulé de palier les déficiences de l'Etat dans sa fonction de soutien aux plus démunis. Un autre exemple encore plus médiatisé de ce type d'approche est le phénomène du micro-crédit.
Mais comment juger de l'efficacité de telles stratégies ? En évaluant la profitabilité du secteur privé qui s'y coltine et surtout, et c'est le critère le plus important, en en mesurant l'impact social. Pour notre cas, les médias économiques, les responsables publiques et bien évidemment les promoteurs d'Addoha ont clamé à l'unisson que l'opération satisfaisait largement à ces deux critères. Pensez 38.000 de logements sociaux construits et une marge pour l'entrepreneur de 30%. Que demande le peuple ? Justement, le peuple se demande s'il ne peut pas avoir plus de logements sociaux et à un moindre coût. Le peuple a d'autant plus le droit de le demander qu'une marge de 30 %, cela est énorme et frise le taux rentier. Rentier est bien le terme en l'occurrence. Car une rente est un revenu ou un taux de profitabilité qui n'est pas en adéquation avec le risque couru par celui qui en bénéficie.
Quel risque courent les Anas Sefrioui, Ahmed Jamaï, Miloud Chaâbi et les autres pour engranger de telles marges ? L'Etat met à leur disposition du foncier à bon prix, leur activité est défiscalisée et ils opèrent sur un marché où la demande est non seulement importante mais en plus solvable. Faut-il rappeler que le taux d'impayés dans la catégorie de clientèle la moins favorisée du CIH est de 7% seulement. En d'autres termes, le peuple, à travers l'Etat, offre des terrains à tarifs réduits. Le peuple renonce aux revenus que représentent les recettes fiscales non ponctionnées pour cause de défiscalisation, et enfin le peuple est prêt à acheter et à payer pour ces logements. Oser affirmer dans ces conditions que ce risque mérite un rendement de 30 %, c'est prendre les Marocains pour des imbéciles. Cette question n'est pas triviale car, si avec les aides et les incitations, donc les ressources mises à la disposition de ces promoteurs, on peut construire disons pour l'exemple 300.000 logements et qu'on n'en construise que 200.000, alors nous avons objectivement privé 100.000 familles de logements décents auxquels elles auraient légitimement prétendu. Cela s'appelle un coût d'opportunité. De ce fait, on peut aller jusqu'à interpréter la réussite boursière du groupe Addoha comme un transfert de richesse des bénéficiaires potentiels non satisfaits des logements sociaux vers les boursicoteurs.
Que faire pour minimiser, voire éliminer ce coût d'opportunité ? Premier indice : actuellement, l'octroi des terrains n'est pas sujet à appel d'offres. Deuxième indice : les incitations fiscales concernent ceux capables de construire plus de 2500 logements d'un coup. Dit autrement, les plus riches et les mieux connectés aux hautes sphères sont privilégiés. Réponse : il faut introduire une concurrence saine basée sur l'excellence des projets. L'autre inconvénient de la condition des 2500 logements minimum est qu'elle exclut des localités où il y a un besoin pour le logement social mais pas pour 2500 d'un coup. A cet égard, les professionnels du BTP ont tout à fait raison de demander à ce que les incitations bénéficient au logement et non pas au promoteur comme cela est le cas aujourd'hui.
En conclusion, oui, le marché peut fournir les réponses à des problèmes sociaux à condition qu'il fonctionne dans les règles de la concurrence.
Aboubakr Jamaï
Une loi calamiteuse
Si le récent report du Conseil des ministres est dû à une reconsidération du projet de loi électorale qui devait y être discuté, alors il est le bienvenu. On l'aura compris, nous faisons partie de ceux qui pensent que ce projet de loi est une calamité. Ceux qui l'appuient avancent plusieurs arguments. Le moins convaincant a trait à la soi-disant nécessité de réduire les possibilités d'achat d'investitures. Les petits partis auraient tendance à «commercialiser» les leurs. En réduisant leur nombre, voire en les éliminant de la course, on met fin au phénomène. Argument qui ne tient pas dès lors que l'on sait que, dans le contexte marocain, les grands partis ne choisissent pas leurs candidats en fonction de leur adhésion à leurs valeurs. L'Istiqlal, depuis longtemps, et l'Union Socialiste des Forces Populaires (USFP), plus récemment, en ont donné l'exemple. Ce n'est donc pas la multiplicité des partis qui est la cause première de ces marchandages.
En fait, l'argument censé être le plus convaincant pour proposer cette loi qui limite le nombre de partis en mesure de présenter des candidats aux consultations électorales, est la balkanisation du champ politique. Une balkanisation qui sèmerait la confusion dans l'esprit des citoyens. Une balkanisation qui compliquerait la formation de coalitions gouvernementales et leur fonctionnement. En somme, une balkanisation qui inciterait à la politique politicienne plutôt qu'à la politique tout court.
Sans être dénué de fondements, cet argument devient secondaire lorsqu'on le replace dans le contexte de l'évolution des institutions marocaines. Sa première caractéristique est la décrédibilisation de l'Agora, de l'espace public où devrait se fabriquer la citoyenneté en général et pas seulement des partis politiques. Cette grève du politique n'est pas la conséquence d'une sur-offre de partis politiques. Elle est la conséquence d'une inadéquation de cette offre. Un : ces partis ne portent pas nécessairement les valeurs ou ne prennent pas en compte les préoccupations des citoyens. Deux : ils ne servent pas à grand-chose puisque les décisions majeures se prennent ailleurs.
Justement, puisque ces partis sont la conséquence d'une accumulation historique qui a davantage mené vers une vie partisane vitrifiée, il est temps de permettre à la société d'offrir de nouvelles réponses, de nouvelles idées. Ces nouvelles réponses peuvent très bien être portées par de nouveaux partis. Cet influx ne fera pas nécessairement disparaître les « vieux » partis, il les obligera au moins à la rénovation. Il accélèrera le métabolisme politique du pays. Qui peut nier l'intérêt d'avoir dans l'espace public un Al Badil Al Hadari, parti dit islamiste, qui prône un islam laïc ? Ou encore un Parti Socialiste Unifié dont la cohérence démocratique et progressiste est indéniable ? Ou le PADS d'un Abderrahmane Benamer qui est de tous les combats pour le respect des droits de l'Homme ?
Si le prix pour que les Marocains adhèrent au parti de la Politique est d'ouvrir l'espace public à un maximum de partis politiques, alors ce prix mérite d'être payé.
Aboubakr Jamaï
Taza et Gaza
Plutôt Taza que Gaza. La formule est courte et cinglante. C'est la façon aussi de l'hebdomadaire francophone Jeune Afrique de montrer dans sa dernière livraison en date du 2 juillet que Mohammed VI a décidé de concentrer ses efforts sur le développement économique et social du pays. Hélas ! l'idée sous-jacente est tout aussi courte que la formule elle même. Elle suggère que l'engagement actif en faveur de la cause palestinienne nuit à la santé économique du Maroc. Elle charrie aussi cette fausse analyse très répandue au sein des milieux pro-israéliens en Occident selon laquelle les peuples arabes ne s'intéressent guère à la cause palestinienne - leurs gouvernants l'instrumentalisant comme échappatoire. Si la deuxième partie de l'analyse recèle quelque validité, la première est un mensonge. Le Maroc en est justement le meilleur exemple.
C'est l'une des rares causes qui font défiler côte à côte des drapeaux jaunes frappés du sigle de Hezbollah et des portraits de Che Guevara, preuve que le soutien au peuple palestinien transcende les barrières idéologiques et religieuses. La plus grande manifestation de l'histoire du pays a très certainement été celle organisée à Rabat au lendemain du massacre de Jenine en 2002. Lorsque la société d'études et de sondages américaine, Zogby International, demande en 2004 aux Marocains de classer par ordre de priorité les sujets politiques les plus importants pour eux, c'est la Palestine qui arrive en tête presque ex-aequo avec leurs droits civiques et loin devant les problèmes économiques, la santé, etc... En somme, à Taza, on se préoccupe beaucoup de Gaza.
D'un point de vue géostratégique aussi, s'occuper de Gaza peut être profitable. Le Maroc dispose de spécificités historiques lui permettant de contribuer valablement à la résolution du conflit israélo-palestinien. Hassan II l'avait bien compris. C'est en outre un atout pour le Royaume que la monarchie puisse jouer un rôle actif dans l'établissement de la paix au Moyen-Orient. Un positionnement aux retombées positives pour la réputation du Maroc.
Pour remplir ce rôle, il faut trouver le bon équilibre entre la défense des droits des Palestiniens et la condamnation du terrorisme, en n'oubliant jamais de souligner la hiérarchie des responsabilités qui fait de l'Etat d'Israël le premier coupable. Il est regrettable que la crédibilité du Maroc dans cette affaire soit écornée par le recours par la diplomatie marocaine aux lobbies américains qui soutiennent la droite israélienne, et par une certaine mollesse dans la condamnation des agissements d'Israël. Au-delà de tout calcul utilitariste, condamner l'insupportable impunité de l'Etat d'Israël est un choix de civilisation. S'il faut refuser que la riposte à une telle injustice soit le terrorisme, une posture morale obligatoire, il faut aussi expliquer à cette partie de l'opinion publique mondiale qui persiste à soutenir Israël en toutes circonstances, que le recours au terrorisme est largement le fait du désespoir. Le désespoir de voir la communauté internationale, et à sa tête les Etats-Unis, accorder un traitement préférentiel à Israël. Le désespoir de se voir traiter en sous-hommes.
Equité. Condamner l'insupportable impunité de l'Etat d'Israël est un choix de civilisation.
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