Aboubakr Jamaï
La parole du roi
Que vaut la parole du roi ? Est-ce important qu'elle vaille quelque chose ? Si oui, pourquoi ? A l'issue des discussions autour du Code électoral qui régira les élections de 2007, il semble acquis que les Marocains résidents à l'étranger n'auront toujours pas le droit de participer aux consultations électorales à venir.
Lors de son discours prononcé le 6 novembre 2005, il y a huit mois à peine, le roi affirmait : «Notre (troisième) décision accorde aux nouvelles générations de notre chère communauté à l'étranger le droit de voter et de se porter candidats dans les élections, à l'instar de leurs parents, et ce, en application du principe de l'égalité dans la citoyenneté. Nous donnons, à cette fin, instructions au gouvernement pour prendre les mesures nécessaires à la mise en oeuvre de ces trois décisions lors de la révision de la législation électorale». Cette décision avait provoqué un concert de louanges bien méritées. Aujourd'hui, il n'est plus question de vote de MRE et la déception auprès de la communauté marocaine à l'étranger est grande.
Déjà, la promesse d'un Conseil Royal Consultatif pour les Affaires Sahariennes (CORCAS) composé de membres élus, faite lors d'un discours en 1999 n'avait pas été tenue puisque le CORCAS a été finalement formé par des membres désignés. C'est la deuxième fois en l'espace de quelques mois qu'un engagement majeur de la monarchie, exprimé de la manière la plus solennelle qui soit, c'est-à-dire à travers un discours, n'est pas tenu. Dans les deux cas, aucun débat, aucune explication digne de ce nom n'ont été fournis à l'opinion publique. Il ne s'agit pas seulement du dépit citoyen et légitime face aux revirements de l'institution monarchique, attitude partagée par les démocrates. Il s'agit aussi de s'interroger sur le fonctionnement de l'institution monarchique et de la vision qu'elle a d'elle-même.
La décision de refuser le vote aux MRE aujourd'hui après l'avoir annoncé quelques mois plus tôt laisse perplexe. Quel élément nouveau a pu justifier ce changement de cap ? Ou est-ce plutôt un déficit d'analyse lors de la prise de décision initiale qui est en cause ? La raison la plus probable de ce retour en arrière est le risque d'un raz de marée islamiste. Ce risque était-il inexistant en novembre 2005 ? Ces tergiversations nuisent à l'image de la monarchie et c'est là où la perception que la monarchie a d'elle-même suscite quelque interrogation.
Les défenseurs de la sacralité de l'institution royale devraient être les premiers à souhaiter préserver la crédibilité de celle-ci. Hélas ! Ils semblent considérer que parce que la monarchie est légitime, elle peut se permettre de ne pas tenir ses engagements. Il s'agit là d'un inversement de causalité. C'est au contraire en tenant ses engagements que la monarchie établit sa légitimité. Paradoxalement, le souci de préserver la crédibilité de la monarchie doit être partagé par les démocrates. Il existe un quasi-consensus au sein de ces démocrates qui veut que l'ouverture politique ne peut se réaliser à peu de frais, donc avec le moins de risque de dérapages majeurs, qu'avec, et non pas contre la monarchie. Une monarchie sincèrement convaincue de la nécessité de démocratisation des institutions du pays. Pour qu'elle remplisse ce rôle crucial, elle se doit d'être crédible et cohérente. Le reniement de ses engagements ne ternit pas seulement son image, il affaiblit aussi sa capacité à aider le Maroc à accoucher de sa démocratie.
Image. La perception que la monarchie a d'elle-même suscite quelque interrogation.
Aboubakr Jamaï
Les enseignements du 20 juin 1981
Si on évoque, à raison, les atrocités commises par les autorités marocaines pour réprimer les émeutes de juin 1981, on ne souligne pas assez la dimension politique, voire d'économie politique, de ces événements. Une dimension qui recèle de précieux enseignements pour le Maroc d'aujourd'hui. La grève générale lancée par la Confédération Démocratique du Travail (CDT) et appuyée par l'Union Socialiste des Forces Populaires (USFP) d'Abderrahim Bouabid avait dégénéré en émeutes. L'appel à la grève était en réalité la flammèche qui a fait exploser une poudrière de ressentiments. Les injustices sociales, couplées à un exode rural massif, constituaient les ingrédients de la déflagration. La violence des émeutes a été contrée par la répression sauvage. Elle a aussi affaibli la gauche au yeux de certains pans de la société marocaine. Elle a en effet permis aux soutiens du régime de clamer que cette opposition qui se targuait d'offrir un modèle social et politique alternatif n'était pas capable d'encadrer la contestation après l'avoir provoquée. Une ritournelle qui continue de faire des ravages.
Car si la description n'est pas totalement fausse, la prescription est, elle, désastreuse. Si le système marocain se caractérise par une faiblesse des intermédiaires sociaux, donc par une incapacité d'encadrement des citoyens, la solution n'est pas de substituer à ces acteurs politiques l'autoritarisme du régime. C'est, au contraire, en renforçant ses acteurs que le fonctionnement social pourra mener à plus d'équité. Durant les années 80, le Maroc a bénéficié d'une pluviométrie plus clémente, ce qui a limité les pressions sociales. Durant les années 90, le Pouvoir a entrepris des réformes économiques significatives et adopté une politique d'ouverture, restée limitée, à l'égard de ses opposants et de la société civile. Il n'en a pas moins entrepris une stratégie faustienne qui consiste à tolérer le développement de l'économie informelle et de fermer les yeux sur l'industrie de la drogue et l'immigration clandestine. Une politique qui nourrit une administration corrompue et corrode les fondations d'un Etat au service de ses citoyens. Cette solution de facilité a été adoptée en substitution à l'émergence d'intermédiaires sociaux qui doivent normalement prendre en charge l'expression pacifique des intérêts des différents secteurs de la société et permettre les arbitrages nécessaires sans encourir l'explosion sociale.
25 années plus tard, les indicateurs sociaux demeurent mauvais. Quoique partiellement absorbé par le secteur informel ou l'espoir d'une "évasion" en Europe, le mécontentement est toujours là. La société civile se démène avec ses moyens pour réduire les injustices et intégrer les laissés pour compte dans la société. L'admirable exemple du réseau d'associations de quartiers promu par Abdallah Zaazaa en est un indicateur à encourager et à émuler.
Pour s'investir constructivement, ce mécontentement aura toujours besoin de voix politiques. Pour y arriver, la crédibilisation des partis politiques est incontournable. C'est aujourd'hui le défi majeur de nos élites politiques. Eviter cette marginalisation qui donne des 20 juin 1981.
Tension. Quoique partiellement absorbé par le secteur informel ou l'espoir d'une "évasion" en Europe, le mécontentement est toujours là.
Aboubakr Jamaï
La leçon tunisienne
Pendant une journée et demie, des journalistes maghrébins victimes de la répression dans leur pays se sont réunis à Casablanca lors d'une conférence parrainée par l'UNESCO. Organisée à l'initiative de Sihem Bensedrine, l'une des figures de proue de ces Tunisiens qui ont l'immense courage de dénoncer les méfaits du régime Ben Ali, la conférence avait plusieurs objectifs. L'élément déclencheur a été le scandale des manifestations manipulées par l'Etat contre « Le Journal Hebdomadaire » dans l'affaire des caricatures du Prophète. Au-delà de la solidarité avec la presse indépendante marocaine, l'objectif principal était de mettre en place une solidarité transversale active entre les journalistes des pays maghrébins.
Grâce aux témoignages des participants, on a pu mesurer l'ampleur de la répression de la presse dans la région. Plus intéressante fut la possibilité de comparer les situations dans les différents pays. En Algérie, les journalistes font face à la répression « judiciarisée ». En Libye, on en est toujours à faire disparaître les dissidents, journalistes ou pas. Peut-être le cas le plus intéressant à rapprocher de la situation marocaine est la Tunisie. Un mot d'abord sur le ou les types de répression que subissent les journalistes indépendants et les militants des droits de l'Homme en Tunisie. Si ce n'étaient la crédibilité et la sincérité des témoignages, on aurait eu du mal à croire les histoires de harcèlement proprement ignominieux utilisé par les sbires du président Ben Ali. Nous passons sur les cas de mort sous la torture. Le fils de 6 ans d'une journaliste se fait menacer de viol par des agents de la police politique sur le chemin de l'école. Des montages vidéos et photos pornographiques mettant en cause des opposants au régime sont distribués. On met en faillite les entreprises des dissidents et on menace de mettre en faillite celles qui ont le malheur de les employer. C'est à coups de contrôles fiscaux et d'annulations de commandes, de boycott publicitaire pour les journaux, qu'on s'y prend. On va jusqu'à intimider les parents d'enfants qui ont la mauvaise idée d'avoir pour amis les enfants d'un militant des droits de l'Homme ou d'un journaliste mal vu par le régime. Pour les islamistes, la répression est encore pire. La police aura été jusqu'au viol des épouses de militants en fuite. Il s'agit d'une liste, loin d'être exhaustive, des horreurs perpétrées par le régime tunisien.
Comment une nation qui a eu la première Constitution écrite dans le monde arabe dès 1861, qui a promu les droits des femmes dès les années 1930, qui a produit des penseurs de l'Islam libéral tels que Talbi, Charfi ou encore Seddik, a-t-elle pu se trouver entre les mains d'un régime aussi rétrograde ? Nos amis tunisiens présents lors de cette conférence nous ont offert leur réponse. A la suite du coup d'Etat « médical » contre Bourguiba en 1987, les élites tunisiennes ont signé un chèque en blanc au nouveau Pouvoir. La peur des islamistes et la recherche à n'importe quel prix de la stabilité de leur pays ont rendu la plupart d'entre eux aveugles aux dérives liberticides du régime. La première victime a été la presse indépendante. La répression contre les islamistes fut d'une sauvagerie incroyable. Le régime a appliqué contre eux les méthodes qu'il réservera aux militants démocrates laïcs. A l'époque, parce qu'il s'agissait des islamistes, on laissa faire.
Puis vint le tour de tous ceux qui exprimaient la moindre opinion dissonnante.
Après avoir indiqué que le Maroc était le seul pays du Maghreb où une telle conférence pouvait être organisée aujourd'hui, Sihem Bensedrine s'est adressée à ses confrères marocains avec ces mots: «Nous nous sommes tus lorsque le régime Ben Ali a commencé à déraper. Nous en payons aujourd'hui le prix. Ne faites pas la même erreur».
Cecité La recherche à n'importe quel prix de la stabilité de leur pays les a rendus aveugles face aux dérives liberticides du régime.
Aboubakr Jamaï
Ne pas sous-traiter Al Adl...
A quoi rime la vague de répression, certes légère mais ostentatoire, des autorités contre le mouvement de Cheikh Yassine ? Quels délits ont été commis ? A-t-on respecté la loi dans la conduite de ces actions policières ? Le ministre de l'Intérieur Chakib Benmoussa s'est fendu d'un communiqué de mise en garde contre Al Adl Wal Ihssan. Il ne précise toutefois pas quelles lois viole cette organisation. L'imprécision du ministre se comprend. Les poursuites judiciaires entamées par l'Etat à l'encontre de Nadia Yassine après ses déclarations en faveur d'un régime républicain ont mis le Pouvoir dans un embarras profond. Alors que les affaires concernant la presse sont expédiées à grande vitesse, l'affaire Yassine est toujours reportée sine die. A cela deux raisons principales.
Il s'agit d'éviter de débattre publiquement des mérites comparés des systèmes républicain et monarchique dans une salle d'audience. Il s'agit aussi de ne pas permettre à la fille Yassine d'endosser le statut de victime de la répression de la liberté d'opinion. Il convient de rappeler que la maladresse du régime marocain a forcé un de ses plus sûrs alliés, le gouvernement Bush, à se solidariser avec la dissidente. Riche des enseignements de cette bévue, le ministère de l'Intérieur préfère rester dans le vague. Al Adl Wal Ihssan n'inquiète pas que le régime. Des démocrates sincères sont déstabilisés par ses discours et idées. Mais partager des inquiétudes ne signifie pas avoir les mêmes objectifs.
A la lecture de la fameuse interview de Nadia Yassine et des documents diffusés à l'occasion des journées portes ouvertes du Mouvement, on peut relever des inflexions idéologiques intéressantes. Ainsi la démocratie y prend une place prépondérante à tel point que Nadia Yassine en arrive à affirmer que si la majorité des Marocains rejette le référentiel islamique, alors il faut respecter ce choix. Une audace que nombre de partis de gauche n'ont pas. Simple manœuvre, puisque l'Islam dans notre société est, de toutes les manières, incontournable ? Peut-être. Dans un document récemment diffusé, on parle de la prééminence de la démocratie et du choix des citoyens, tout en affirmant la prépondérance de l'Islam. Nul détail sur quel type d'Islam ou sur l'imbrication entre cet Islam et la souveraineté populaire.
Le débat reste le meilleur moyen de pousser ce mouvement, semble-t-il populaire, à préciser son modèle de gouvernance. En courant se cacher dans les jupons du régime, et en lui déléguant la tâche de gérer Al Adl, les démocrates affaiblissent leur position et écornent la cohérence de leur discours. Il existe au Maroc une pluralité d'opinions et une liberté relative, mais réelle, arrachées de haute lutte par des générations. Elles constituent l'atout principal pour dynamiser le processus de démocratisation. C'est en pariant sur cet atout que l'on pourra enfanter un avenir riche de promesses de liberté et de dignité pour nos enfants. Ce n'est pas en acquiesçant aveuglément aux initiatives d'un régime sans vision qu'on y parviendra.
Stratégie Le débat reste le meilleur moyen de pousser Al Adl à préciser son modèle de gouvernance.
Aboubakr Jamaï
Le temps du militantisme
Certes, il y a les précautions d'usage. On ne rate aucune occasion de louer l'esprit d'ouverture qui caractérise le nouveau règne. On explique que l'Alternance était un passage obligé de mise en route vers la démocratie. Bref, on y met les formes. Mais l'essentiel du message reste le même : Il est grand temps de réformer la Constitution. Le « on » est le parti de l'Union Socialiste des Forces Populaires (USFP) à travers les éditoriaux de son quotidien arabophone « Al Ittihad Al Ichtiraki ». On peut évidemment arguer que l'USFP a manqué à son rôle de force progressiste et démocrate en avalant les couleuvres du Makhzen. Et c'est là une version « light » des critiques contre le parti socialiste. Les moins charitables rappelleront ses folies liberticides, qui ont coïncidé avec le début de règne de Mohammed VI, et l'opportunisme de nombre de ses positions. Tout cela ayant contribué à sérieusement écorner l'image du parti dirigé par Mohamed Elyazghi. Une déception qui n'est pour rien dans la popularité croissante du Parti de la Justice et du Développement (PJD).
Si tout cela est exact, il n'en reste pas moins vrai que l'USFP est le parti progressiste majeur, et de loin, de la scène politique. Le poids du Parti du Progrès et du Socialisme (PPS) demeure marginal, et les belles promesses et la cohérence démocratique du Part Socialiste Unifié (PSU) n'ont pas eu l'occasion d'atteindre leur électorat potentiel. Si le progressisme démocratique s'est affaibli au profit du conservatisme teinté d'islamisme, l'USFP maintient sa position dominante au sein de la gauche. Saura-t-il saisir l'opportunité en ralliant la gauche démocratique sous la bannière d'une réforme constitutionnelle digne de ce nom et renoncer à son silence, voire son appui, aux dérives malsaines du Makhzen ? L'USFP pourrait décevoir les espoirs des démocrates de deux façons. La première serait d'oublier ses demandes de réforme constitutionnelle une fois l'effervescence électorale passée et après des tractations de marchands de tapis sur les portefeuilles ministériels avec la monarchie. La deuxième serait de se contenter d'une « réformette » constitutionnelle qui ne renforcerait pas substantiellement les pouvoirs du Parlement et ne mènerait pas à une vraie séparation des pouvoirs.
Face au conservatisme du PJD, le Maroc a besoin d'un camp progressiste puissant. Progressiste au sens de la défense des libertés de l'individu face aux diktats des pouvoirs établis, voire de la communauté. Un USFP fidèle aux principes humanistes du progressisme et de la démocratie aura la légitimité nécessaire pour fédérer les forces de gauche. Il balaiera la confusion des esprits, résultat de ses contorsions idéologiques de ces dernières années. Une confusion qui a contribué à la dépolitisation des Marocains. Un virage démocratique de l'USFP n'est pas sans risque. Le nouveau règne fait preuve, à l'égard de ses critiques, d'une hargne vindicative inquiétante. Risquer de lui déplaire signifie risquer des coups sous la ceinture. L'USFP courra aussi le risque d'une défaite électorale. S'il choisit le bon combat, il pourra se permettre de perdre cette bataille car il sera mieux armé pour gagner la guerre. En tous les cas, il en a aujourd'hui la responsabilité historique.
Opportunité L'USFP reste le parti progressiste majeur, et de loin, de la scène politique.
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