Aboubakr Jamaï
C'est le moment !
Peut-on construire une démocratie moderne sans partis politiques ? La réponse fait l'unanimité, c'est non. Mais tout le monde au Maroc n'en tire pas la même conclusion. Avec un air faussement compassé, on nous explique que la monarchie est bien obligée de pallier les déficiences de partis si faibles, si médiocres. Que, si la monarchie intervient en tout, ce serait presque à son corps défendant. Il faut bien que le pays avance et on ne peut attendre éternellement que ces formations se mettent à niveau. En somme, puisqu'il ne peut y avoir de démocratie sans partis politiques, et comme les nôtres ne sont pas à niveau, alors la démocratie, ce sera pour plus tard. Les démocrates en tirent une conclusion radicalement opposée. Si elle est nécessaire au bien-être des Marocains, et si les partis en sont une composante nécessaire, il faut donc trouver les moyens pour dynamiser ces organes d'intermédiation sociale. Quels pourraient être ces moyens ? La biologie nous apporte un élément de réponse : La fonction crée l'organe.
A contrario, ce principe nous explique aussi dans une large mesure les raisons du dépérissement de nos partis. Sans fonction, l'organe dépérit. Il faut espérer que la position de l'Union Socialiste des Forces Populaires (USFP) exprimée par l'un de ses responsables, Driss Lachgar, marque un tournant dans le débat sur la réforme constitutionnelle. Une prise de conscience collective sur la nécessité de créer la ou les fonctions qui permettront la crédibilisation des partis politiques. Ces fonctions ne peuvent être instituées sans la réduction des pouvoirs d'une institution monarchique détenant le pouvoir sans répondre de ses actes. Mettre entre les mains d'un exécutif issu du Parlement, les prérogatives de gestion des affaires publiques, permet d'atteindre deux objectifs primordiaux pour la bonne gouvernance. En devenant de vraies voies d'accès à l'exercice du pouvoir, les partis regagnent leur pouvoir d'attraction sur les élites du pays. Leur mise à niveau en sera la conséquence. La qualité du débat politique s'en améliorera d'autant. L'autre objectif atteint par ce système est le contrôle, par les citoyens, des détenteurs de l'autorité. En d'autres termes, ceux qui gouvernent rendront compte de la qualité de leur gestion. Préserver l'existence du système monarchique dans ces conditions implique obligatoirement l'évolution vers une monarchie parlementaire. Les arguments présentés pour retarder cette échéance n'ont cessé de faiblir.
Il est intolérable qu'à cause d'une crispation du régime, on maintienne les Marocains dans un système politique qui les empêche de réaliser leur potentiel de bonheur. Les démocrates peuvent bien se prévaloir des recommandations de l'Instance Equité et Réconciliation sur la nécessité d'une réforme constitutionnelle pour militer en faveur d'une vraie démocratisation, l'important est qu'il le fassent, et le plus tôt serait le mieux. Il faut aussi espérer que ces débats ne soient pas saisonniers, qu'après des élections plus ou moins arrangées on replonge dans le marchandage des postes et qu'on oublie l'essentiel. Le danger en sera une perte totale de crédibilité du politique et nous en connaissons les conséquences : L'extrémisme, le vrai.
Démocratisation Les arguments présentés pour retarder cette échéance n'ont cessé de faiblir.

Aboubakr Jamaï
Vive le Marock libre !
Les hasards du calendrier ont voulu que l'officialisation de l'octroi du visa d'exploitation du film « Marock » coïncide avec la sortie en France du nouveau
livre de Malika Oufkir « L'étrangère ». On se rappelle de la polémique autour du film de Leïla Marrakchi lors de sa présentation au festival de Tanger.
Un groupe de cinéastes marocains a violemment critiqué «Marock» pour son mépris des «valeurs de notre pays et de notre religion».
Quelques scènes avaient heurté les contempteurs du film, l'une d'elles montrant l'héroïne se déhancher en petite tenue devant son frère qui prie. Si les
autorités marocaines ont autorisé l'exploitation en salle de Marock, elles n'ont toujours pas levé l'interdiction du premier livre de Malika Oufkir
«La prisonnière». Ce livre narrait le châtiment terrible infligé par Hassan II à la famille Oufkir. «La prisonnière» n'est d'ailleurs pas le seul livre
interdit sous le nouveau règne.
Les livres des journalistes Jean-Pierre Tuquoi et Ignace Dalle ne sont toujours pas autorisés à la distribution. Le point commun entre ces ouvrages est leur
traitement sans concessions de la monarchie. Faut-il en conclure qu' il y a des lignes rouges plus rouges que d'autres ? Que heurter la perception qu'ont
certains de la religion, et donc de Dieu, est permis alors que toucher à la monarchie est proscrit ? Une constatation sur laquelle théocrates et démocrates
tomberont, peut-être, d'accord. Par contre, ils en tireront des conclusions certainement différentes. Les théocrates concluront à la nécessité d'interdire
le film. Les démocrates appuieront l'autorisation de distribuer de «Marock» mais s'élèveront contre les interdictions des ouvrages cités plus hauts et
dénonceront le deux poids deux mesures du régime en matière de liberté. La vigilance doit être de mise. Certains hauts responsables n'ont pas hésité par
le passé à déclarer leur admiration du système Ben Ali en Tunisie. Un système qui substitue sa conception de la liberté des mœurs aux autres libertés.
C'est une vision étriquée, voire fausse, de la modernité qui a pour but de reporter la vraie, sine die.
La conjonction de libéralisme social et d'intolérance politique qui semble caractériser le régime marocain, même si elle n'atteint pas les sommets
«Benaliens», mérite attention. Le danger d'une telle approche est de fournir aux ennemis de la liberté leurs armes dialectiques les plus puissantes.
Elle leur permet de valider l'idée que la liberté « sociétale » est une violence faite au corps social, un instrument aux mains d'un pouvoir illégitime
qui délite la société pour mieux la contrôler. Pour contrecarrer ce type d'argument, il faut des acteurs crédibles. Et être crédible, en l'occurrence,
c'est dénoncer le manque de liberté politique et d'opinion. Ce ne sont pas les thuriféraires d'une monarchie absolue qui gagneront ce combat. Dans un
pays où une écrasante majorité de citoyens se définit d'abord comme musulmane et où la mosquée est considérée comme l'une des institutions les plus
crédibles, le film peut choquer et il faut accepter cette indignation, du moment qu'elle s'exprime sans violence.
Il faut rappeler que les réactions extrêmes à des oeuvres «heurtant» le sentiment religieux de certains n'est pas une spécificité du Maroc, ni même des
pays islamiques. Ceci dit, la décision d'autoriser la distribution de «Marock» est la bonne.
Faux-semblant Une fausse modernité qui a pour but de reporter la vraie, sine die.

Aboubakr Jamaï
Dans une lettre adressée à notre avocat Me Abderrahim Jamaï, Moulay Hicham s'est engagé à payer les dommages et intérêts que le journaliste Fahd Iraki et
moi-même avons été condamnés à verser à Claude Moniquet. Dans cette lettre, il évoque la nature de notre relation pour justifier son geste. Même s'il ne le
dit pas, son aide contribuerait à la survie d'un espace public au lectorat fidèle. Un média dont le régime ne se résout pas accepter l'existence. Car lorsque
M. Moniquet se rendra compte que ni le journaliste Fahd Iraki ni moi ne disposons des 3 millions de Dhs, il se retournera contre «Le Journal».Dans
l'incapacité de payer, «Le Journal» périra. Je tiens d'abord à affirmer que je me considère honoré et privilégié par ce geste d'amitié. J'ai décidé
toutefois de refuser cette offre.
Depuis l'avènement de la nouvelle ère, l'attitude du Pouvoir avec la presse s'est caractérisée par une succession d'opérations répressives et de reculades.
Le résultat est la persistance d'un climat malsain où la justice est devenue l'exécutrice des basses oeuvres des tenants de la répression. Et ce ne sont pas
que les critiques du nouveau règne qui l'affirment. Nabil Benabdallah s'est laissé aller à reconnaître devant Robert Ménard, secrétaire général de Reporters
Sans Frontières, l'attitude problématique de la justice à l'égard de la presse. Abbas El Fassi a affirmé, lors d'une conférence de presse tenue récemment,
que la justice marocaine n'était pas indépendante et que le jugement contre «Le journal» était…injuste.Sauf que Nabil Benabdallah est ministre de la
Communication et porte-parole du gouvernement, quant à Abbas El Fassi, il n'est rien moins que ministre d'Etat.
Si deux membres aussi importants du gouvernement estiment que la justice marocaine est aussi gravement atteinte, pourquoi rien n'est fait pour l'améliorer ?
Mieux, quel message envoie le roi lorsqu'il gracie à la pelle des individus que la justice vient juste de condamner dans des affaires aussi politiquement
chargées que celles du Sahara ou du terrorisme, si ce n'est celui de signifier que la justice marocaine, sa justice, celle rendue en son nom, condamne à tort
et à travers.
Cette situation, qui confine à la schizophrénie, est en réalité le résultat logique d'un mode de gouvernance qui veut se donner l'apparence de la
démocratisation sans en adopter les principes. Si les malheurs du Journal peuvent dévoiler cette hypocrisie, alors notre combat ne sera pas vain.
Accepter l'offre de Moulay Hicham serait éliminer provisoirement le symptôme sans tenter de traiter la maladie. C'est involontairement, mais objectivement,
faciliter la tâche aux censeurs. Ils devront aller au bout de leur logique liberticide.
Que l'on ne se méprenne pas sur le sens de notre démarche. Il ne s'agit pas ici de se positionner en martyr. Notre instinct de survie est intact.
Nous nous battrons jusqu'au bout avec les armes qui sont les nôtres : l'exposition des faits, l'argumentation. Lorsque nous avons entrepris la merveilleuse
aventure du Journal en novembre 1997, notre espérance était liée à une dynamique d'ouverture. Quand on nous a signifié que notre ligne éditoriale, notre
journalisme d'investigation ne plaisaient pas, que cette ouverture n'était pas vraiment ce que nous pensions qu'elle devrait être, nous avions compris que
les temps allaient être durs. Alors nous avons tenté de survivre. Entre l'année 2000, au cours de laquelle nous avons subi deux interdictions, et l'année
2001, le chiffre d'affaires de publicité du Journal a diminué de plus de 80%. De nombreux témoignages d'annonceurs nous confirmeront les pressions exercées
par le Pouvoir pour les contraindre à ne plus collaborer avec « Le Journal ». Les procès se sont multipliés. On payait les dommages et intérêts qu'une
justice d'abattage nous condamnait à verser. Le dernier heureux bénéficiaire en fut Mohamed Benaïssa, ministre des Affaires étrangères.
Pendant les six dernières années, « Le Journal » a mené un combat de tous les jours pour sa survie en ne cessant d'espérer que demain serait meilleur.
Sauvegardant les emplois et l'espace public créé et que les lecteurs continuaient de plébisciter. Les promoteurs du projet ont sacrifié leur présent,
et peut être bien leur avenir financier, pour maintenir le navire à flots. Cet aspect est peu connu, il est pourtant primordial pour évaluer l'instinct
de survie et la capacité de résistance qui a animé l'équipe du Journal. Nous avons serré les dents et avancé et nous nous sommes fait une promesse : Ne
pas abandonner le navire, ils devront prendre la responsabilité de le couler. Même lorsqu'une offre d'achat du Journal s'est présentée, nous l'avons étudiée
non seulement dans l'optique de rembourser nos dettes mais aussi dans celle de nous lancer dans une nouvelle aventure journalistique. Un nouveau projet,
respectueux de nos principes et de notre ligne éditoriale.
Les semaines qui nous restent à vivre en tant que publication sont peut-être comptées. Ce seront surtout des semaines d'un intense combat pour que notre
aventure continue. Une aventure basée sur l'espoir d'un Maroc meilleur.
Combat Les semaines qui nous restent à vivre en tant que publication sont peut-être comptées.

Aboubakr Jamaï
Chami, Sebbar même destin
Ni Hassan Chami ni Hassan Sebbar ne sont des fous furieux, radicaux cherchant à en découdre avec le Pouvoir à tout prix.
Le premier est un patron des patrons censé consolider dans l'apaisement les acquis de son prédécesseur, le «militant» Lahjouji.
Il a longtemps résisté à des fédérations exaspérées par le manque d'efficacité de l'Etat, insufflant de la tempérance chaque fois
qu'il a pu. Après que son organisation ait soutenu le gouvernement Youssoufi, il n'a pas eu de mal à faire adopter à la CGEM une
position non seulement favorable mais enthousiaste à l'égard de la nomination de Driss Jettou.
En apportant l'appui du monde des affaires, il a contribué à faire barrage au tombereau de critiques qui se sont déversées sur le régime pour
avoir failli à l'esprit de l'alternance en nommant un technocrate à la Primature. A la tête du Forum Vérité et Justice (FVJ), le second a tenté
une approche constructive à l'égard du processus de l'Instance Equité et Réconciliation initié par le Pouvoir. Son appui critique mais appui quand
même, a largement contribué à crédibiliser une opération qui avait ses sceptiques au sein du FVJ. En se démarquant de l'attitude bien plus défiante
de l'Association Marocaine des Droits de l'Homme (AMDH), il a permis à Driss Benzekri et à ses amis de clamer à la face du monde que l'initiative
concoctée avec les proches du Roi jouissait du soutien le plus crédible qui soit celui de l'entité la plus représentative des victimes des années
de plomb. Le point commun entre des deux personnages de la vie publique marocaine est aujourd'hui un sentiment de frustration. Malgré les avanies
d'un pouvoir rancunier, Hassan Chami n'a pas renié ses critiques à la gouvernance du régime, exprimées une première fois sur les colonnes de
l'hebdomadaire «La Vérité» au cours de l'été dernier. Il réitère ses positions dans une interview au quotidien «L'Economiste».
Entre ces deux interviews, le Palais a «oublié» de l'inviter aux cérémonies officielles. La presse, notamment économique, aux ordres
de l'Intérieur, n'a raté aucune occasion pour l'éreinter. Notre confrère «TelQuel» révèle dans sa dernière édition que le fisc s'y est
mis aussi en contrôlant ses entreprises. Dans l'interview de «L'Economiste», Chami tient le discours d'un responsable droit dans ses bottes.
Fort heureusement, il oublie de répéter sa très peu inspirée envolée sur l'attachement de la communauté des affaires à une «monarchie exécutive».
Dans l'interview qu'il consacre au «Journal Hebdomadaire», Hassan Sebbar dit toute son amertume à l'égard de l'IER et à ses opérations marketing
qui visent à «décrédibiliser» le travail et les positions des ONG locales, représentatives pourtant des victimes et de leurs familles.
Le Journal révèle aussi la nouvelle stratégie des anciens de l'IER qui montent une association de victimes des années de plomb jouissant de
l'appui médiatique du Pouvoir et dont l'objectif serait de tirer le tapis sous les pieds du FVJ.
En plus d'être des représentants plutôt modérés de leurs bases, Chami et Sebbar sont parmi les dirigeants marocains les plus démocratiquement élus.
Cet élément est loin d'être trivial. Il signifie qu'ils jouissent d'une réelle légitimité. Il signifie aussi qu'ils sont les porte-parole qui expriment
le plus justement les attentes de ceux qui les ont élus. En les réprimant et en les bafouant, le régime empêche la remontée d'une information cruciale
vers l'espace public. Cet espace où la collectivité doit s'informer pour opérer ses arbitrages. La bonne nouvelle est que la société marocaine produit
des mécanismes qui permettent à des Chami et des Sebbar d'émerger. La mauvaise nouvelle est que le régime ne semble pas s'en accommoder.
Légitimité Chami et Sebbar sont parmi les dirigeants marocains les plus démocratiquement élus.
