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"Le roi, les islamistes et le Sahara"
Jeune Afrique - 2 juillet 2006
Extrait
Tandis que Mohammed VI fait du social, cheikh Yassine teste la résistance des autorités à un an des législatives, et les provinces du Sud
-presque- unanimes savourent leur nouveau statut d'autonomie.
FRANÇOIS SOUDAN
Le roi, les islamistes et le Sahara
Tandis que Mohammed VI fait du social, cheikh Yassine teste la résistance des autorités à un an des législatives, et les provinces du Sud - presque - unanimes savourent leur nouveau statut d'autonomie.
Soleil voilé et lumière humide : journée ordinaire, à Rabat, en cette fin du mois de juin. Les touristes arrivent par petits groupes, en attendant la noria des charters de juillet. Peu de choses à lire dans la presse, si ce n’est cette étrange polémique, à longueur de colonnes, entre «makhzéniens» et «nihilistes», journalistes proches du pouvoir et critiques pavloviens du régime. La controverse envahit et contamine tout, de l’élection du patron des patrons à l’inauguration d’un musée à la gloire d’un maréchal défunt, ancien «moro» de l’armée franquiste, en passant par le contenu des programmes de télévision. Surtout, ne pas s’y arrêter, au risque de suffoquer d’ennui !
Pourtant, sous les eaux dormantes de ce début d’été émollient, s’agitent bien des courants : islamistes, Sahara, diplômés chômeurs, morchidate (prédicatrices), perspectives électorales... La rentrée de septembre, assure-t-on, sera brûlante, avec, en ligne de mire, les législatives de 2007. Dans ce pays où l’on n’aime rien tant que jouer à se faire peur, tout change donc pour que rien ne bouge, à moins que ce ne soit l’inverse. Ainsi va le Maroc.
M6 : « Morocco first »
Pendant ce temps-là, que fait le roi ? Du social, son activité favorite. Ce 22 juin, à Rabat, Mohammed VI préside le conseil d’administration de la Fondation Mohammed V pour la solidarité. Une grosse machine caritative dotée d’un budget de 300 millions de dirhams (27,16 millions d’euros) dont toutes les actions profitent aux plus démunis.
Pendant des heures, le roi discute crayons, cartables, centres de soins, handicapés, accès à l’eau potable, foyers pour jeunes filles rurales, restos du cœur et opérations à prévoir pendant le mois de ramadan, qui commence fin septembre. « Il épluche tous les dossiers et pose des questions sur tout », raconte l’un des participants.
Pour le fils de Hassan II, rien ne compte davantage que de réduire l’énorme fracture sociale qui lézarde la « maison Maroc », une obsession, un quasi-plein temps qui laisse peu de place à la politique, qu’elle soit politicienne ou extérieure. Là où son père s’efforçait, avec des résultats d’ailleurs très inégaux, de faire exister le Maroc sur la scène internationale - en particulier au Proche-Orient -, lui se replie sur le royaume, son petit peuple et ses grandes inégalités. « Chaque fois ou presque qu’apparaît un conflit entre l’État et les gens, et qu’il doit le trancher, le roi tranche en faveur des gens. En ce sens, il est beaucoup plus le petit-fils de Mohammed V que le fils de Hassan II », explique l’un de ses proches collaborateurs.
Certes, le politique n’est jamais loin, et ce populisme royal, cette impression d’être en campagne électorale permanente que donne un homme a priori au-dessus de toute contingence élective peuvent être interprétés comme un moyen de tirer le tapis sous les pieds des islamistes. N’y voir que ce simple calcul serait pourtant une erreur. Le social et l’humanitaire sont les deux passions d’un roi persuadé que ce qui menace le plus l’avenir du royaume c’est, justement, son déficit béant en la matière. Et puis, le peuple, le contact, les mains que l’on touche, M6 aime.
« Il ne se passe pas de jour sans que je m’arrache les cheveux, confie un responsable de sa sécurité. Sans prévenir, Sa Majesté se met au volant d’un véhicule, en général décapotable, et, suivi d’une voiture avec trois gardes du corps, se perd dans les quartiers populaires de Casa ou d’ailleurs. » Pas de motards ni de gyrophares. M6 s’arrête aux feux rouges, descend, salue, prend le thé dans une gargote, puis repart.
Régulièrement, lorsqu’il est en voyage, le roi éprouve ainsi le brusque besoin de rompre avec le programme officiel et de balayer le protocole pour aller à la rencontre des « vrais gens ». À Rio de Janeiro, à Alger, à Dakar, à Libreville, à Niamey, à New York, à Brazzaville, des passants médusés l’ont croisé, à toute heure du jour ou de la nuit, en des lieux improbables. Dans la capitale congolaise, le propriétaire de l’hôtel Olympic se souvient encore l’avoir vu débouler, un soir, pour lui emprunter sa voiture. Suivi par une cohorte affolée de gardes du corps locaux et marocains qu’il s’est amusé à semer, Mohammed VI s’est ensuite perdu dans Poto Poto et Makelekele, obligé de demander son chemin à des quidams, dont certains étaient peut-être des malfrats en goguette !
Des histoires comme celle-là, Fouad Ali El Himma, ministre délégué à l’Intérieur et sans doute le plus proche collaborateur du monarque, en a par dizaines. Mais il en est une, récente et significative de la popularité intacte dont jouit Mohammed VI sept ans après son accession au trône, que son condisciple du Collège royal aime à raconter.
C’était il y a quelques mois, du côté d’Ifrane. Avec quelques amis, M6 marche dans la forêt sur un sentier de randonnée. On croise des promeneurs en ballade, on s’arrête, on discute un peu, puis on se sépare. Soudain, une jeune fille fait demi-tour et revient en courant vers le roi. « Majesté, je n’ai rien à vous demander pour moi, dit-elle, un peu essoufflée, mais ma ville de Taza se meurt. Alors, s’il vous plaît, venez nous rendre visite et tout va changer. » Quand on lui rapporte certaines remarques à propos de son manque de visibilité sur la scène internationale, Mohammed VI répond invariablement : « Ma maison d’abord. » « Morocco first », en quelque sorte. Et Taza avant Gaza…
Islamistes : en attendant le grand soir
Si Mohammed VI aura 43 ans en août, et donc, si Dieu le veut, toute une vie de règne devant lui, cheikh Abdessalam Yassine, lui, n’a plus de temps à perdre. Le guide du mouvement islamiste Justice et bienfaisance a 80 ans et des soucis pulmonaires. Entre son existence d’ascète et l’univers des « M6 boys » - jeans, tee-shirts, musique new age et Internet à gogo -, il y a tout un monde, deux conceptions du Maroc qui se frottent, se heurtent, dialoguent parfois, mais ne se rencontrent pas.
Après avoir prophétisé que 2006 serait l’année du soulèvement, le cheikh a remisé au placard son rêve de scénario à l’iranienne, avec dix millions de fidèles dans les rues, au profit d’une méthode de testing bien plus réaliste. Afin de peser sur les législatives de 2007, d’accroître son audience et de provoquer le pouvoir, Justice et bienfaisance a lancé, fin mai, une opération Portes ouvertes à travers tout le Maroc. En l’occurrence, il s’agit de multiplier les réunions aux domiciles de cadres de l’association, au cours desquelles on explique, devant un parterre de militants et de recrues potentielles (cela va de la vingtaine à la centaine de participants), les objectifs d’Al Adl Wal Ihsane. Cet activisme, joint à la publication d’un sondage pour le moins spécieux accordant 47 % des voix aux islamistes modérés du Parti de la justice et du développement (PJD) lors des prochaines législatives (l’estimation de 20 % semble beaucoup plus proche de la réalité), a fait souffler un vent de panique dans les salons bourgeois.
L’autorité a donc dû réagir. Dès qu’une réunion est signalée, la police intervient, disperse les participants, interpelle les organisateurs et leur fait savoir que la ligne rouge qui sépare les activités d’une association tolérée de celles d’un parti politique reconnu (Justice et bienfaisance, qui n’a jamais voulu se transformer en parti, appartient à la première catégorie) a été franchie. À la clé, une menace : celle de poser des scellés sur les domiciles où sont organisés ces happenings d’un genre un peu particulier. En un mois et à raison de cinq à dix mini-meetings interrompus par jour, près d’un millier de membres d’Al Adl Wal Ihsane ont ainsi été brièvement arrêtés. Sans violence, mais parfois à la limite de la crise de nerfs, le bras de fer continue.
Cet affrontement feutré entre le pouvoir et les islamistes en recouvre un autre, plus dur et beaucoup moins médiatique. Il oppose quotidiennement les services de sécurité et de renseignements aux réseaux clandestins salafistes, ultraminoritaires, mais disposant d’une capacité presque infinie à renaître avec, à chaque fois, de parfaits inconnus à leur tête. Environ cent cinquante Marocains opéreraient actuellement en Irak au sein d’al-Qaïda (dont l’un était très proche d’Abou Moussab al-Zarqaoui), soit la deuxième communauté maghrébine après les Algériens. Les deux tiers sont issus des rangs de l’émigration marocaine en Europe, les autres proviennent directement du royaume. Le djihad irakien n’est cependant pas le seul terrain d’entraînement de ces islamistes radicaux : l’Algérie voisine fournit un théâtre beaucoup plus accessible. Parmi les dix-neuf membres d’une cellule de la Salafia Jihadia récemment démantelée à Salé (parmi lesquels sept mineurs), près de la moitié avaient été interceptés par les policiers algériens au-delà de la frontière, alors qu’ils étaient en route pour les maquis du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC). Les Algériens les ont ensuite remis à leurs collègues marocains, preuve que, si elle paraît durablement gelée dans les domaines politique, économique et culturel, la coopération entre les deux « frères » fonctionne au moins au niveau sécuritaire. L’islamiste armé, c’est l’ennemi suprême.
Sahara : le modèle catalan
Après le dernier rapport, très favorable au Maroc, de Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU, l’adoption le 18 juin du nouveau statut d’autonomie élargie de la province espagnole de Catalogne a conforté les dirigeants marocains dans ce qui est désormais « leur » solution pour le Sahara occidental : l’autonomie, toute l’autonomie, rien que l’autonomie. Comme en Catalogne, l’ancienne colonie espagnole aura son statut, son Parlement, son gouvernement local, ses prérogatives judiciaires, administratives et fiscales, le tout coiffé par la couronne royale. Tel est le projet, répété à satiété, auquel adhèrent la quasi-totalité des Marocains et la plupart des partenaires majeurs de la région - Français, Américains, Espagnols - tant la perspective d’un nouvel État indépendant au Maghreb apparaît désormais chimérique.
Reste que, pour l’instant, ce projet n’existe qu’au sommet. Créé il y a quelques mois, le Conseil royal consultatif pour les affaires sahariennes (Corcas) est certes un bel objet, plutôt représentatif des tribus locales et loin des simples courroies de transmission du Makhzen d’antan, mais il lui reste à faire ses preuves auprès des populations.
Une fraction, minoritaire mais turbulente, des Sahraouis continue en effet de profiter du desserrement de l’étau policier et administratif pour afficher sa dissidence, voire son séparatisme. Via des ONG locales et en liaison plus ou moins directe avec le Polisario - que le projet d’autonomie et la création du Corcas n’arrangent évidemment pas -, ces activistes, une cinquantaine au total avec une réelle capacité de mobilisation, se recrutent paradoxalement au sein des tribus du nord du Sahara historiquement fidèles au trône. En l’occurrence, les Tekna et les Aït Youssa de Goulimine, Tan Tan, Assa et Zag, gros fournisseurs de soldats aux Forces armées royales. L’explication en est simple : l’ossature du Polisario étant constituée de Reguibat, le pouvoir central a longtemps privilégié cette tribu « rebelle » afin de la séduire, au détriment de celles qui lui étaient acquises, suscitant rancœurs et frustrations.
Ainsi, Mohamed Moutawakil, le « Che Guevara » des irrédentistes, est un enseignant aït youssa natif d’Assa, dont le Polisario avait autrefois refusé l’inscription sur les listes référendaires sous prétexte qu’il était originaire du « Maroc incontesté ». Aujourd’hui, la propagande du Front en a fait un héros, tout comme elle s’efforce de récupérer et d’amplifier le moindre acte de dissidence, voire d’incivisme.
Le dernier en date a eu lieu le 17 juin, non loin de Laayoune. Un véhicule avec cinq personnes à bord tente de forcer un barrage de gendarmerie. Parmi les interpellés, un homme exhibe sa carte du Polisario, sourire aux lèvres. Les gendarmes reconnaissent aussitôt Sid Ahmed Mahmoud Heddi, 30 ans, dit El Kainane (« L’homme qui mord »), l’un des principaux organisateurs de l’Intifada du quartier de Maatallah, à Laayoune, en mai 2005. Condamné à sept ans de prison, il a été libéré au mois d’avril après une grâce royale. Et a aussitôt récidivé en fondant une ONG ouvertement séparatiste. El Kainane est donc retourné en prison, ce qui n’est pas forcément pour lui déplaire et alimentera en pétitions les sites Internet du Polisario, avant que le Corcas ne réclame une nouvelle fois sa libération au roi - qui la lui accordera.
Pour longtemps encore, les « provinces du sud » du Maroc vont devoir vivre avec ces irréductibles qui, à chaque arrestation, prennent un peu plus de galon et d’aura aux yeux d’une partie de la jeunesse sahraouie. Un petit jeu du chat et de la souris qui a le don d’agacer souverainement les Marocains venus du Nord, lesquels constituent désormais les deux tiers de la population de Laayoune. Il y a peu, il a fallu étouffer dans l’œuf les velléités de constitution de milices d’autodéfense et purger la police de quelques éléments particulièrement répressifs. « On marche sur des œufs », confie un responsable, qui espère que le processus de « sahraouisation » des forces de l’ordre permettra d’établir peu à peu un climat de confiance entre une administration plus proche de ses ouailles et des locaux encore traumatisés par les « années Driss Basri ».
Huit cents policiers sahraouis ont ainsi été récemment recrutés, dont cinq cents immédiatement affectés dans le territoire. Un début. Quel rapport entre les irrédentistes de Maatallah et les militants de Justice et bienfaisance ? Aucun, d’autant que les islamistes, qu’ils soient salafistes fidèles du vieux cheikh ou cadres très convenables du PJD, n’ont jamais pu prendre racine au Sahara - question de mentalités. Aucun, si ce n’est un terreau commun : la revendication indépendantiste d’une fraction de la population sahraouie et l’aspiration au « grand soir » des disciples d’Abdessalam Yassine sont le fruit amer, mais inévitable, de l’ouverture démocratique du royaume voulue par Mohammed VI.
Hier, le couvercle de la marmite était hermétiquement clos. Aujourd’hui, il est largement ouvert - ce qui, on en conviendra, est tout de même le meilleur moyen d’éviter l’explosion.
"Maroc (R)évolution tranquille"
Jeune Afrique - 7 mai 2006
Extrait
Construction d’autoroutes, extension du réseau ferré, aménagement d’un nouveau port à Tanger... le royaume ne manque pas d’ambition.
SAMY GHORBAL
Le paradoxe de la croissance
En dépit des efforts déployés par les autorités pour dynamiser l'économie, la population attend toujours une amélioration de son niveau de vie. Priorité
a donc été donnée aux chantiers sociaux.
Le mémorandum économique pour le Maroc, rendu public le 14 avril par la Banque mondiale, a fait l’effet d’une douche froide. Selon ce document, la
politique de libéralisation et de réformes, poursuivie depuis une quinzaine d’années, n’a pas porté ses fruits. Croissance trop molle, de l’ordre de 4 %
en moyenne, sans impact sur le niveau du chômage ni sur celui de la pauvreté, processus de transformation structurel trop lent, exportations à trop
faible valeur ajoutée, dirham surévalué, rigidité du marché du travail, manque de coordination entre secteurs public et privé, faiblesse des
investissements, manque de transparence…
Pourtant, on peut difficilement taxer les autorités d’immobilisme. Depuis la formation du gouvernement de Driss Jettou, à la fin de 2002, elles ont mis les
bouchées doubles pour rattraper le temps perdu. Autoroutes, voies ferrées, ports en eaux profondes, aéroports, stades, logements sociaux, projets urbains,
privatisations, nouvelle impulsion donnée à la politique touristique, priorité accordée aux nouvelles technologies de l’information : la liste des
chantiers en cours est impressionnante.
Alors, comment expliquer la déception de la Banque mondiale ? Deux lectures, complémentaires, sont possibles. La première voudrait que ce paradoxe ne soit
qu’apparent. Il existe en effet toujours un décalage temporel entre le lancement d’une réforme ou la réalisation d’un investissement et ses premiers effets
En clair, ce sont aujourd’hui les conditions d’un futur décollage de l’économie marocaine qui sont en train d’être posées. L’explication n’est pas fausse,
mais elle est un peu courte. Car, en second lieu, les inégalités, sociales et géographiques, l’existence d’une économie à plusieurs vitesses, et ce que les
technocrates qualifient pudiquement de «failles du développement humain» -la misère, l’analphabétisme, l’absence d’accès aux soins et aux services de base-
constituent toujours de puissants freins structurels.
Les maux du Maroc sont connus. Ils ont été énumérés sans complaisance dans le Rapport du cinquantenaire rendu public en janvier 2006. Les travaux, pilotés
par Abdelaziz Meziane Belfqih, conseiller royal influent, et coordonnés, au plan scientifique, par Rachid Belmokhtar, le recteur de l’université
Al-Akhawayn d’Ifrane, sont arrivés à une conclusion sans appel : «Aujourd’hui, le Maroc n’est pas préparé à affronter les menaces de la mondialisation ni
à en saisir les opportunités. […] La poursuite des tendances passées pourrait mener, à l’horizon 2025, au creusement des inégalités et à l’apparition de
nouvelles formes d’exclusion. […] Face au volume croissant de demandeurs d’emploi, le chômage pourrait s’aggraver de six points au niveau national et
toucher un actif sur quatre à l’horizon 2025 en milieu urbain.»
Ce scénario catastrophe n’a pourtant rien d’inéluctable. Il pourra être évité à condition d’agir sur «les noeuds du futur» : l’éducation et le savoir,
le développement local, l’emploi et la gouvernance. «Ce concept de nœuds du futur renvoie à une pluralité de facteurs tellement imbriqués qu’il est
difficile de les séparer, explique Rachid Belmokhtar. Aujourd’hui, ils nous tirent en arrière. Mais, si on arrive à les dénouer, ces freins peuvent se
transformer en leviers d’une transformation accélérée.» Une série d’actions ont déjà été mises en œuvre en direction des campagnes. La bataille de l’eau
est en passe d’être gagnée. Tous les citadins ont accès à l’eau potable, tandis qu’en zone rurale 92 % de la population devrait bénéficier d’un accès
groupé en eau potable d’ici à la fin de 2007. Le rythme de réalisation du Programme national des routes rurales (PNRR) sera porté de 1 000 à 1 500
kilomètres par an, afin d’aider au désenclavement des campagnes.
L’agriculture demeure le talon d’Achille de l’économie marocaine. La croissance reste étroitement tributaire des précipitations. Et les fluctuations du PIB
sont extrêmement marquées d’une année à l’autre. Or il suffirait que le Maroc franchisse le cap magique des 6 % de hausse du PIB pour que s’enclenche le
cercle vertueux du développement. L’agriculture ne contribue qu’à hauteur d’un cinquième environ à la richesse nationale, mais procure 80 % de l’emploi
rural et 40 % de l’emploi national. On l’a vu, les aléas climatiques hypothèquent les perspectives de développement. Comment le réduire? «Il faut repenser
entièrement notre agriculture, poursuit Rachid Belmokhtar. Doit-on continuer à produire des céréales alors que le prix de revient du blé marocain est
largement supérieur à celui du blé importé ? Il faut davantage se spécialiser et augmenter la superficie des parcelles. On doit en finir avec le mythe de
la vocation agricole du Maroc. C’est un pays semi-aride, avec un potentiel dans certaines cultures. Il faut s’adapter.»
Deuxième défi auquel le Maroc doit répondre, la réforme de l’éducation. Certes, le royaume dispose de gros bataillons d’enseignants. Mais c’est au niveau
de l’enseignement de base que les faiblesses sont les plus criantes. Le taux d’abandon entre le primaire et le secondaire se perpétue aux alentours de 30%.
Les distorsions sont préoccupantes. Les jeunes, ayant rarement le niveau, délaissent les séries scientifiques et techniques, plus élitistes. En bout de
course, le système produit des diplômés chômeurs en série. «Après douze ans d’école, on trouve des élèves dont le vocabulaire ne dépasse pas les 500 mots
en arabe ou en français. Cela doit nous interpeller», explique Rachid Belmokhtar, qui a été ministre de l’Éducation entre 1995 et 1997. Repenser les
méthodes pédagogiques, adapter les cursus tout en s’appuyant sur les enseignants : c’est, en résumé, le défi qui attend les architectes d’une réforme de
l’éducation qui n’en est qu’à ses balbutiements.
Le Maroc occupe une peu reluisante 124e place (sur 177 pays classés) sur l’échelle du développement humain, établie par le Programme des Nations unies pour
le développement (Pnud). Pour y remédier, le roi Mohammed VI a dévoilé le 18 mai 2005 ce que l’on a d’emblée qualifié de «chantier du règne», pour mieux en
souligner l’importance symbolique : l’Initiative nationale de développement humain (INDH). De quoi s’agit-il ? D’un programme doté d’un budget de
10 milliards de dirhams (DH) (dont le versement sera étalé jusqu’en 2010) et dont bénéficieront 5 millions de Marocains issus de 250 quartiers urbains
pauvres et 360 communes rurales dûment répertoriés. L’objectif : diviser par deux en cinq ans les chiffres de la précarité et de la pauvreté. Au lendemain
de son intronisation, en juillet 1999, «M6», alors surnommé «le Roi des pauvres», avait montré une compassion sincère pour les déshérités. La
«question sociale» avait ensuite progressivement été reléguée au second plan, occultée par les enjeux sécuritaires après les attentats du 16 mai 2003
à Casablanca. Avant de revenir en force l’an passé. L’INDH est-elle d’abord destinée à couper l’herbe sous le pied des islamistes, qui prospèrent sur le
terreau de la misère, comme le prétendent les mauvaises langues ? Du côté du Palais, on s’en défend vigoureusement. «Le monarque n’a jamais perdu de vue
la question sociale, explique un de ses conseillers. Mais il a pris le temps de la réflexion. Il voulait se montrer à la hauteur des enjeux. Élaborer une
stratégie d’ensemble cohérente et la fonder sur une philosophie nouvelle : la participation. L’INDH suppose la mobilisation de tous : l’État, les communes,
mais aussi les associations, la société civile et les populations bénéficiaires. C’est une expérience qui vise à accoutumer les Marocains à une culture de
participation à la vie publique.» En d’autres termes, à tourner la page du centralisme autoritaire et à replacer «l’humain» au centre de la décision
politique. Bref, à décliner concrètement le «nouveau concept de l’autorité» cher à Mohammed VI.
Le dispositif, lancé sur les chapeaux de roues et sans consultation, a connu des ratés à l’allumage. Nombre de responsables locaux se sont empressés
d’estampiller INDH des programmes déjà existants, ou de sortir des cartons des projets déjà ficelés. Fathallah Oualalou, le ministre des Finances, est
monté au créneau pour remettre de l’ordre. Chakib Benmoussa, ministre de l’Intérieur au profil atypique (polytechnicien et diplômé du Massachusetts
Institute of Technology), nommé le 15 février 2006, a été installé au cœur du dispositif. Il devra mobiliser sa tentaculaire administration territoriale.
Driss Jettou, le Premier ministre, qui s’est rendu en mars à Washington, a obtenu de ses interlocuteurs américains l’éligibilité du Maroc au programme du
Millenium Challenge Account (MCA) : en principe, 750 millions de dollars, soit 6 milliards de DH, pourraient être consacrés à la lutte contre la pauvreté.
La situation est plus contrastée du côté de la société civile. Les ONG sont l’autre pivot de l’INDH. Mais le tissu associatif marocain est très hétérogène.
Dynamique dans certaines grandes agglomérations, comme Casablanca, il peut être totalement inexistant dans d’autres zones. Et le risque de voir se créer
des «associations bidons» à l’initiative des autorités locales dans le seul but de les associer formellement au processus existe. Comment trouver la
parade? «C’est un véritable écueil, commente un haut fonctionnaire marocain. Le piège serait de consommer les crédits n’importe comment, de dépenser sans
être très regardant sur les critères et, au final, de gaspiller l’argent.»
Quoi qu’il en soit, grâce à l’INDH mais pas seulement, la lutte contre la pauvreté est en train de se transformer en «grande cause nationale». Abdallah
Zaâzaâ, militant associatif à Casablanca et un des animateurs du Réseau des associations de quartiers (Resaq), est très sceptique à l’égard d’une
initiative royale qu’il suspecte d’être en priorité destinée à récupérer les ONG et les enrôler au service de l’apologie d’un discours. Mais il constate,
sur le terrain, un vrai changement d’attitude chez une partie des milieux patronaux. «On voit se dessiner quelque chose qui ressemble à de nouvelles
alliances sociales, entre responsables associatifs et chefs d’entreprise jeunes et progressistes, citoyens, comme si une partie de la société devenait
moins égoïste, se préoccupait davantage de l’intérêt général.» Comme si les cloisons jadis étanches entre les différents Maroc commençaient à se lézarder.
Le Maroc change. La démocratie s’y est enracinée. On peut y débattre (presque) librement des errements du régime hassanien. L’Instance Équité et
Réconciliation (IER) est passée par là, et son président, Driss Benzekri, un ancien prisonnier politique, a d’ailleurs été l’une des personnalités de
l’année 2005. Longtemps considérée comme intangible, la Moudawana, l’archaïque statut des femmes, a été réformée en 2004, après, il est vrai, bien des
hésitations, rendant la polygamie pratiquement impossible, à défaut de la mettre hors la loi. Ces changements, longtemps confinés à la sphère symbolique,
s’étendent désormais à la sphère économique. Perceptible depuis le début du nouveau règne, la volonté de rajeunissement des cadres, qui s’était traduite
par d’importants bouleversements au cabinet royal, touche désormais la haute administration et le gouvernement. Le train de nominations auquel le roi
a procédé le 15 février dernier en est une illustration supplémentaire. Outre la nomination de Chakib Benmoussa à l’Intérieur, Driss Benhima, l’ancien
wali de Casablanca et ancien directeur de l’Agence pour la promotion des provinces du Nord, s’est vu confier les commandes de la RAM (Royal Air Maroc),
Fayçal Laaraichi a pris la tête du holding de télévision publique Soread 2M, et Younès Maamar, ancien expert de la Banque mondiale, dirige désormais
l’Office national de l’électricité (ONE). Les nouveaux promus ont en commun une relative jeunesse (ils ont entre 40 et 50 ans), une réputation de
compétence bien établie, et sortent tous des meilleures écoles françaises ou anglo-saxonnes. En juin 2005, déjà, le ministère de l’Intérieur avait
connu un vaste mouvement, avec la mutation ou la nomination de 13 walis et 14 gouverneurs.
Plus modernes, plus dans l’air du temps, plus en phase, aussi, avec le monarque, âgé de 42 ans, les technocrates ont pris le pas sur les politiques.
Faut-il s’en réjouir ? Les nominations ont été accueillies favorablement par la presse et les milieux d’affaires. «Elles véhiculent un message clair,
s’enthousiasme un assureur de Casablanca. Le copinage, c’est fini ! Désormais, la compétence prime. Les règles du jeu sont en train de changer et de
devenir les mêmes pour tous. C’est la fin des passe-droits, des privilèges. On peut être raisonnablement optimiste. Les problèmes ne se régleront pas
en un jour, mais il y a plus qu’un frémissement. La preuve? Les talents marocains expatriés rentrent. Une carrière au Maroc est devenue, à leurs yeux,
plus attractive que le pantouflage en Europe ou en Amérique du Nord…»
Y.M.
Ils font bouger le Maroc
Que ce soit dans l’industrie, la communication, la finance ou les nouvelles technologies, le patronat prend un sérieux coup de jeune. Dotés d’une solide formation, ces dirigeants d’entreprise affichent tous des idées novatrices.
Neila Tazi : Directrice générale de l’agence A3 Communication
Dans tout ce qu’elle entreprend transparaît la volonté de faire du Maroc un carrefour de rencontres culturelles. Peut-être une manière de faire partager sa propre histoire, elle qui est née aux États-Unis et a grandi au Maroc avant de suivre ses études en France. En 1992, elle participe au Trophée automobile Aïcha des Gazelles et y rencontre ses deux futures associées. Elles mettent chacune 3 300 DH (330 euros) dans la création d’A3 Communication, devenue depuis une institution. En 1998, Neila Tazi lance à Essaouira un festival international autour d’un thème à l’époque déprécié : la musique gnawa… Il a reçu plus de 450 000 visiteurs l’année dernière. Résolument « branchée », Neila Tazi a également lancé, il y a trois ans, Exit Urban Guide, la première revue culturelle marocaine. Encore une réussite. Comme l’ont été le grand rendez-vous annuel de musiques sacrées de Fès, ou encore celui du film de Marrakech, auxquels elle a déjà pris part. Quant au petit dernier, le Festival de Casablanca, inauguré en 2005, sa voie est déjà toute tracée et sa pérennité assurée.
Miriem Bensalah Chaqroun : Directrice générale des Eaux minérales d’Oulmès
En 1989, quand son père la nomme à la tête de la société des Eaux minérales d’Oulmès, l’héritière du groupe Holmarcom a tout juste 27 ans. Diplômée d’un master de finances obtenu aux États-Unis, elle a déjà travaillé trois ans à la Société marocaine de dépôt et de crédit. Depuis, elle a développé l’entreprise familiale, qui distribue les principales eaux de source du pays et certains sodas, et maintenu sa place de leader incontesté du marché. Miriem Bensalah Chaqroun est par ailleurs membre du Comité Averroès pour le rapprochement maroco-espagnol et vice-présidente de l’association Maroc Entreprendre. Elle siège également au conseil d’administration de l’Association des femmes chefs d’entreprise du Maroc (Afem) et préside Forum Casablanca, qui a réussi un coup de maître en organisant un festival en juillet 2005. Miriem Bensalah Chaqroun vient enfin d’être classée par le magazine d’affaires américain Forbes parmi les cinquante femmes d’affaires les plus influentes du monde arabe. Administrateur de la Bank Al-Maghrib, vice-présidente de la Banque populaire de Casablanca, elle siège au conseil d’administration de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM). Certains annoncent même sa candidature à la présidence de l’organisation du patronat marocain. Réponse en juin prochain.
Khalid Oudghiri : PDG d’Attijariwafa Bank
A 40 ans, Khalid Oudghiri est aujourd’hui l’une des figures les plus importantes du paysage économique marocain. Ancien responsable de la zone Moyen-Orient au siège de BNP Paribas à Paris, il est nommé PDG de la Banque commerciale du Maroc (BCM) à la fin de 2002. En 2003, il déclenche la plus grosse fusion bancaire du Maroc : le rachat de Wafabank par BCM pour 386 millions de dirhams (35 millions d’euros). Ces deux établissements, qui sont respectivement la dixième et la deuxième banque du pays, donnent naissance à Attijariwafa Bank, l’actuel numéro un marocain. « Bosseur, dynamique et réactif », c’est en ces termes que ses collègues parlent de lui. En l’espace de trois ans, il a réussi à imposer le statut et l’image d’Attijariwafa Bank sur un plan national et international. Le groupe est désormais présent en Tunisie, grâce à l’acquisition de la Banque du Sud tunisienne, fin 2005, mais aussi en Chine et au Moyen-Orient. L’ambition de Khalid Oudghiri ne s’arrête pas là : son nouveau challenge est de créer ?LA banque des Marocains sans frontières.
Karim Zaz : PDG de Maroc-Connect
Surnommé « le David des télécoms », Karim Zaz, jeune PDG, diplômé de Polytechnique et de Sup’Télécom, a réussi en sept ans à devenir le deuxième fournisseur d’accès à Internet (FAI) du pays avec 12 000 abonnés privés et 4 000 entreprises clientes. En 1999, il crée Wanadoo Maroc avec le soutien de France Télécom, et monte Maroc Connect, la structure juridique en charge de la marque. En 2003, alors que Wanadoo Maroc est menacée de fermeture par sa maison mère, Karim Zaz réussit à trouver les capitaux nécessaires à la reprise de l’entreprise grâce à deux fonds de capital-risque, Attijari Capital et Fipar. 2005 est l’année de la consécration pour Maroc Connect qui obtient, à la surprise générale, la 3e licence de téléphonie fixe du pays, en déboursant 306 millions de dirhams (27,7 millions d’euros). Aujourd’hui, la société travaille à la commercialisation de ses forfaits ADSL et continue à se développer sur le marché des NTIC. Et Karim Zaz se prépare déjà à une introduction en Bourse de la société pour ses dix ans d’existence.
Tarik Sijilmassi : PDG du Crédit agricole
E n plus d’être polyglotte (il parle arabe, français, anglais et danois), Tarik Sijilmassi présente un beau CV. Natif de Rabat, il est diplômé de la prestigieuse école HEC. De retour au pays, il travaille à la Banque commerciale du Maroc (BCM) de 1986 à 1993. Il occupe ensuite le poste d’administrateur général au sein d’un groupe industriel, avant de revenir au secteur bancaire en 2001 pour se voir confier la direction du pôle clientèle du Crédit agricole. En 2003, il est nommé par le roi Mohammed VI directeur général de cette même banque. Aujourd’hui, à 42 ans, Tarik Sijilmassi en est devenu le président. Il a entrepris avec succès de nombreuses réformes : changement de statut juridique du Crédit agricole devenu société anonyme à directoire avec conseil de surveillance, restructuration financière, développement de produits innovants à destination du monde rural. Alors qu’elle était en crise depuis plusieurs années, la banque affiche désormais de bons résultats - sans atteindre cependant l’équilibre financier. Sijilmassi a encore du pain sur la planche pour consolider la croissance et transformer un organisme financier spécialisé en banque de services universels.
Hassana Iraki : Fondatrice de Bigdil
L es quadras du business font aussi bouger le secteur de la distribution, à coup d’idées nouvelles inspirées de l’étranger. Hassana Iraki (42 ans), diplômée de HEC Montréal, a décidé de lancer en 1999 le premier magasin d’accessoires féminins Bigdil, partant d’un double constat : alors qu’une classe moyenne commence à émerger dans les grandes villes, les jeunes Marocaines, à l’instar des Européennes, sont de plus en plus sensibles à la mode. Le succès de ses barrettes, bijoux, sacs, produits de maquillage et autres articles de beauté mode et bon marché est tel que, l’année suivante, Hassana Iraki s’associe avec le groupe financier Saham pour développer le réseau de franchise Bigdil dans les principales villes du royaume. Le nombre d’enseignes est passé de quatre en 2001 à vingt et un en 2004 - dont trois boutiques à Casablanca, deux à Marrakech et deux à Agadir. Le nombre d’implantations devrait atteindre trente-six à la fin de 2006, pour un chiffre d’affaires estimé à 80 millions de dirhams.
Mustapha Terrab : PDG de l’Office chérifien des phosphates (OCP)
M ustapha Terrab a quitté Washington et ses fonctions à la Banque mondiale pour revenir au Maroc et présider depuis février 2006 aux destinées de l’un des fleurons des entreprises du royaume : l’Office chérifien des phosphates (OCP).
Diplômé de l’École des ponts et chaussées (à Paris), titulaire d’un MBA et diplômé en recherche opérationnelle du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), Mustapha Terrab a été consultant auprès de grandes sociétés américaines. Ce natif de la ville de Fès est ainsi devenu un pur produit de l’école anglo-saxonne.
En 1992, il devient chargé de mission au cabinet royal, avant de se voir nommé en 1998 directeur de l’Agence nationale de régulation des télécommunications (ANRT). En conflit avec le ministère des Télécommunications dans le cadre de la libéralisation du secteur, Mustapha Terrab finit par démissionner en 2003 - non sans avoir auparavant mené avec brio la procédure d’attribution de la deuxième licence de téléphonie mobile à Méditel. Aujourd’hui, à la tête d’un groupe classé premier exportateur mondial de phosphates, qui emploie plus de 22 000 personnes, Terrab a d’autres défis à relever. À charge pour lui d’optimiser la rentabilité de l’OCP, d’augmenter sa valeur ajoutée et de moderniser les infrastructures. Bref, de conforter sa position de leader.
Mohamed Lakhlifi : Directeur associé d’Unilog France (Groupe LogicaCMG)
Il y a dix-huit ans, Mohamed Lakhlifi intégrait la société Unilog France, spécialisée dans le conseil et l’intégration de systèmes d’information. Depuis, ce quadragénaire, né à Meknès, en est devenu directeur associé. Après avoir joué un rôle clé dans le choix de Rabat pour une première implantation ?offshore d’Unilog, il s’apprête à poursuivre ses activités à Casablanca.
Titulaire d’un DESS en systèmes d’information, il entre en 1988 chez Unilog. En 1995, il intègre un MBA à Sup de Co Paris pour approfondir ses connaissances du management. Parallèlement, Lakhlifi s’intéresse à l’offshoring. À ce titre, il est sollicité en 2003 pour présenter une étude sur les destinations idéales pour la délocalisation des activités de développement et de maintenance informatiques d’Unilog. Son choix s’arrête dans un premier temps sur Rabat, avant de s’orienter sur Casablanca. Il a d’ailleurs été désigné pour diriger le centre casablancais dès le 1er juillet 2006.
SAMY GHORBAL
Maroc Telecom vire en tête
Privatisé il y a cinq ans, l’ex-opérateur public est devenu la première entreprise du pays.
«L’année 2005 a été très belle pour Maroc Telecom, marquée par des résultats en forte hausse », se réjouit Abdeslam Ahizoune, le président du directoire de l’ex-opérateur national, tombé dans l’escarcelle du groupe français Vivendi en décembre 2000. Avec un chiffre d’affaires de 20,5 milliards de dirhams (1,856 milliard d’euros), en progression de 16%, et un résultat net de 5,8 milliards (+ 12,3%), l’ancien monopole respire la santé. Et le chiffre d’affaires du premier trimestre 2006 a encore progressé de 12% par rapport à la même période en 2005. Il s’est même transformé en « machine à cash » pour sa maison mère. Introduite en Bourse presque simultanément à Casablanca et à Paris, en décembre 2004, l’action Maroc Telecom s’est appréciée de 90% en quinze mois. Et représente, à elle seule, près de la moitié de la capitalisation de la place financière marocaine.
L’opérateur, confronté à la concurrence de Méditel pour le mobile, reste cependant leader incontesté, avec une part de marché de 66,7%. Il a gagné 2,4 millions de clients l’an dernier, portant son total à 8,8 millions. Le secret de cette réussite? Une fiabilité impeccable (taux de coupure inférieur à 1,1%), une couverture de 97 % de la population, une présence commerciale tous azimuts et une politique tarifaire étudiée. 2006 devrait voir l’avènement de nouveaux services avec l’entrée en service des mobiles de la troisième génération. L’entreprise table sur une progression de 6% à 8% de son chiffre d’affaires.
L’activité «fixe» de Maroc Telecom a également connu une orientation positive l’an dernier, avec un gain de 32 000 lignes. Cette branche recèle un potentiel de croissance non négligeable : le taux de pénétration du fixe n’est en effet que de 19% auprès des ménages marocains. Maroc Telecom possède 1,33 million de lignes. Un chiffre qui pourrait bientôt être tiré à la hausse par l’engouement spectaculaire pour l’Internet à haut débit. L’activité ADSL du groupe compte déjà 296 000 abonnés (+ 225% en un an). Un engouement qui devrait se poursuivre avec le lancement des offres triple play (télévision, Internet, voix). La bande passante a été multipliée par cinq en un an, et le renforcement des capacités ADSL a absorbé une part importante des investissements totaux réalisés en 2005 par le groupe, qui se sont élevés à 3,2 milliards de DH (en hausse de 29%). Le Maroc est aujourd’hui leader en Afrique en termes d’accès ADSL, devant la Tunisie, l’Afrique du Sud, l’Égypte et l’Algérie.
Adossé à Vivendi, qui vient d’essuyer un échec cuisant en Tunisie, où il s’est fait coiffer, sur le fil, par TeCom-Dig, l’opérateur public de Dubaï, pour le rachat de 35% de Tunisie Telecom, Maroc Telecom s’est par ailleurs engagé dans une ambitieuse politique de développement à l’international. Il détient depuis 2001 une participation majoritaire dans Mauritel, en Mauritanie. Et cherche désormais à se positionner au Gabon pour le rachat de Gabon Telecom, ainsi qu’au Burkina, qui veut privatiser son opérateur national, au Cameroun et en Égypte, pour l’attribution de la troisième licence de mobile. «Nous sommes très intéressés par les marchés qui sont géographiquement proches, et nous suivons avec beaucoup d’intérêt les appels d’offres pour des prises de participations majoritaires dans les capitaux d’opérateurs de télécommunication ou l’achat de licences», précise Abdeslam Ahizoune.
SAMY GHORBAL
Attention, travaux !
Construction d’autoroutes, extension du réseau ferré, aménagement d’un nouveau port à Tanger... le royaume ne manque pas d’ambition.
«Entre 1992 et 2003, nous avons construit, en moyenne, 40 kilomètres d’autoroute par an. Depuis, ce rythme est passé à 100 km et, à partir de cette année et jusqu’en 2010, nous allons le porter à 160 km par an. C’est plus qu’un changement de cadence, c’est un passage à la surmultipliée. » Sourire timide, fines lunettes, visage encore juvénile, l’homme qui parle ainsi à des allures de premier de la classe. Il vient à peine de souffler ses quarante bougies. Karim Ghellab, ministre de l’Équipement et des Transports depuis la formation du cabinet de Driss Jettou, en novembre 2002, a connu une ascension fulgurante. Ce brillant technocrate, ancien de l’École des ponts et chaussées de Paris (promotion 1990), est aujourd’hui en charge de l’un des volets les plus stratégiques de la politique gouvernementale : les grands chantiers d’infrastructures.
Invité, le 13 mars dernier, par Saâd Kettani, le président de la branche marocaine de l’Association pour le progrès des dirigeants (APD, Espagne), un club de chefs d’entreprise, Ghellab a égrené devant son auditoire un chapelet de chiffres vertigineux, qui témoignent de l’ampleur de l’effort de rattrapage et d’équipement consenti par les autorités du royaume. Limitant son propos aux seuls « grands projets » visibles, le ministre a expliqué que pas moins de 50 milliards de dirhams (4,5 milliards d’euros) avaient été mobilisés sur la période 2003-2007. Soit, dans le détail, 16 milliards pour le port de Tanger Med, 23 milliards pour les autoroutes, 6 milliards pour la rocade Nord-Méditerranéenne, 3 milliards pour la construction de trois stades, à Agadir, Marrakech et Tanger (pour honorer les promesses faites aux populations au moment de la candidature marocaine à l’organisation de la Coupe du monde 2010), 2 milliards pour l’extension du réseau ferré, et 1 milliard pour l’extension de l’aéroport Mohammed-V de Casablanca. Des chantiers destinés à moderniser les infrastructures nationales, à valoriser les atouts du «site Maroc», afin d’attirer encore plus d’investissements étrangers, et à corriger les déséquilibres territoriaux. Ils vont notamment désenclaver la partie nord du royaume et le Moyen-Atlas, la région comprenant les villes de Fès, Meknès et Ifrane, dont est d’ailleurs originaire la famille de Karim Ghellab, issue de la bourgeoisie fassie.
Le projet Tanger Med, imaginé en 1999 par le roi Mohammed VI pour marquer une rupture avec l’héritage de son père, le roi Hassan II, qui avait négligé le Nord frondeur, est un des projets phares du nouveau règne. Son but ? Créer, sur la côte méditerranéenne, à une trentaine de kilomètres du détroit de Gibraltar, un gigantesque port en eaux profondes. Ce terminal à conteneurs de 3,5 millions d’unités, adossé à une zone franche, un peu sur le modèle du port de Dubaï, servira de plate-forme de transbordement pour le commerce entre l’Atlantique, l’Europe et la Méditerranée. Le premier coup de pioche a été donné en 2003, la digue principale a été achevée, comme 80 % des travaux en mer, et une liaison ferroviaire de 35 kilomètres est en cours de réalisation. Bref, le port entrera en service dans les délais prévus, en juillet 2007. Les investissements publics - près de 23 milliards de dirhams - devraient en outre permettre de mobiliser 16 milliards de capitaux privés. La concession du premier terminal a été attribuée en novembre 2004 au consortium Maersk-Akwa, et celle du second vient de l’être à un groupement formé par la Comanav, MSC, CMA CGM et Eurogate Contship. «Il était indispensable de réussir notre campagne marketing pour faire venir les leaders mondiaux du transport maritime, commente Ghellab. C’est grâce à eux que Tanger Med réussira à se positionner comme l’un des tout premiers ports méditerranéens.» Le projet doit créer 100 000 emplois et transformer la carte économique et démographique du nord du royaume.
Chantier «complémentaire», mais indépendant de celui du port de Tanger, la rocade méditerranéenne (550 kilomètres) reliera les villes de Tanger à Saïdia et fera gagner près de trois heures de trajet sur cet itinéraire, qui prend aujourd’hui dix heures. Lancé en 1997, ce projet va absorber 5,6 milliards d’investissements. Deux sections ont été ouvertes jusqu’à présent, relève le ministre, qui y voit une illustration supplémentaire du «changement de vitesse» du Maroc: 80 km de rocade ont été construits entre 1997 et 2002, mais 300 km le seront entre 2002 et 2007. Le réseau autoroutier chérifien, long de 611 km (dont 485 km de voies à péage) s’enrichira cette année de 175 km supplémentaires. Et 485 km, en cours de travaux, seront livrés au cours des trois prochaines années.
Ghellab, avant de devenir ministre, a dirigé l’Office national des chemins de fer (ONCF) et fait de l’extension du réseau ferroviaire une de ses priorités. Il a affecté au rail une enveloppe d’une quinzaine de milliards de dirhams pour la période 2005-2009. Les résultats sont d’ores et déjà palpables : le trafic passager a progressé de 12 % à 14 % par an sur les trois dernières années. «Le secteur ferroviaire avait été volontairement délaissé jusqu’en 2002, explique Karim Ghellab. L’État avait cessé d’investir, en considérant qu’il appartenait au passé, et que l’avenir, c’était la route. Heureusement, on a fini par comprendre que cette vision n’avait aucun sens, et que, au contraire, les deux étaient complémentaires.» Les Marocains rêvent aujourd’hui, à voix haute, de liaisons TGV entre certaines grandes villes. «Ce n’est pas d’actualité, mais ce n’est pas une chimère», conclut le ministre.
L’agrandissement des aéroports, qui s’inscrit également dans le cadre de la «Vision 2010» (la nouvelle politique touristique), constitue le dernier axe de la politique de grands travaux de Karim Ghellab. L’extension de l’aéroport de Casablanca - un chantier de 1,2 milliard de DH, démarré en octobre 2004 - va doter la capitale économique d’un hub pour les liaisons Afrique/Europe/Moyen-Orient/Amérique opérées par la RAM, et permettra de répondre à la croissance du trafic aérien. Elle a atteint 15 % l’an passé, pour le trafic global, et 22 % pour les vols réguliers internationaux. L’aéroport de Marrakech, fraîchement rénové, a vu son trafic quasi doubler en trois ans. Celui-ci accueille maintenant plus de 2 millions de visiteurs par an.
"Maroc : Voyage au coeur de la Diaspora"
Jeune Afrique - 27 février 2005
Sommaire
Trois millions de sujets de Mohammed VI sont aujourd'hui expatriés. Un chiffre élevé, puisque, aujourd'hui,
un Marocain sur dix vit à l'étranger. Qui sont-ils? Que font-ils? Quels liens entretiennent-ils avec la mère-patrie?
JACQUES BERTOIN
Pourquoi partent-ils tous ?
Trois millions de Marocains sont aujourd'hui expatriés : 86% d'entre eux dans les pays de l'Union européenne, 9% dans le monde arabe et 5% en Amérique.
Ce sont donc plus de trois millions de personnes qui ont été déposées sur «l'autre rive» après s'être laissé emporter par les «flux migratoires»,
expression contemporaine désignant un immémorial exil. Un Marocain sur dix, au moins, vit aujourd'hui à l'étranger. Et chaque année, ce sont encore plus
de 100 000 candidats au départ qui se mêlent aux touristes dans les ports et les aérogares du Maroc, pour ne pas dire sous les camions et sur ses plages.
Aucun grand pays, dans l'Histoire, n'a subi une hémorragie d'une telle importance, sur une aussi longue période.
Changer de lieu, faute de pouvoir changer le monde. Parfois au péril de sa vie. Pour ne pas revenir. Sauf en vacances, quand les circonstances s'y prêtent.
Ou en rêve. Parce qu'on n'a pas oublié, quand on est «là-bas», qu'on sera toujours «d'ici», parce qu'on a conservé sa nationalité d'origine, qu'on n'a
pas rompu les liens avec la famille, que résonnent encore les rumeurs de la médina et qu'on a, sur la langue, le goût du tajine ou du thé à la menthe...
Concernant les premières vagues de l'émigration, on peut encore comprendre : l'Occident, qui avait besoin de chair à canon pour ses guerres et d'ouvriers
pour ses usines, a jeté ses filets sur des populations démunies, raflées dans les villages du Sud avec la complicité de rabatteurs locaux. Plus tard,
la misère des agriculteurs victimes de la sécheresse, le chômage des jeunes que l'exode rural a jetés dans les rues des villes, la répression policière
qui sévissait durant les «années de plomb», le sous-équipement des hôpitaux, le manque de maîtres dans les écoles publiques et plus généralement
le différentiel de richesse existant entre le Maroc et l'Europe prospère des «Trente Glorieuses» se sont chargés d'alimenter une émigration qui
n'a pas faibli malgré la fermeture progressive des portes de la «forteresse Schengen».
Mais aujourd'hui ? Incontestablement, plusieurs de ces causes subsistent. Toutefois, elles ne sauraient suffire à elles seules à justifier la persistance
d'une telle pression migratoire. Comment expliquer en effet, dans un pays jouissant désormais, au contraire de tant d'autres, d'une paix civile durable,
où la population bénéficie d'une liberté d'expression enviable, où le débat démocratique s'est largement ouvert et où tous les indicateurs économiques ne
sont pas dans le rouge, que le désir d'émigrer y confine encore si souvent à l'obsession ? Parmi les jeunes de moins de 30 ans interrogés en 2001 par
l'AFVIC (Association des familles et victimes de l'immigration clandestine), la quasi-totalité de ceux ne disposant pas d'un revenu stable (94%),
la plupart des lycéens (82%) et une majorité d'étudiants (54%) ont déclaré qu'ils avaient «l'idée d'aller vivre en Europe».
Une autre manière de nommer ce «syndrome du départ» qui frappe désormais, au Maroc, l'ensemble de la population. Non seulement les plus défavorisés,
mais aussi les coeurs à prendre, la classe moyenne des diplômés (il est bien connu que les ingénieurs informaticiens de l'École Mohammedia se sont exilés
par promotions entières), voire les négociants nantis qui vendent leurs biens avant de s'expatrier, les intellectuels et les artistes qui s'en vont donner
ailleurs la pleine mesure de leur talent ou les professeurs qui occupent au Canada les chaires des universités francophones.
Qu'ont-ils, ceux-là, qui les pousse à fuir à tout prix la terre où ils sont nés ?
Moins telle ou telle raison objective que des sentiments, à commencer par cette conviction qu'une unique clé, le visa, est susceptible de déverrouiller
leur vie dans une société marocaine à jamais bloquée. La culture de l'émigration se nourrit de toutes les peurs -l'inévitable triomphe des islamistes,
sinon le chaos annoncé d'une explosion sociale, de tous les fantasmes -avivés sans répit par les télé-réalités étrangères, de toutes les rancoeurs
vis-à-vis d'une hiérarchie injuste, ou seulement d'un rival chanceux et de toutes les humiliations subies au pays du «Makhzen».
En fin de compte, c'est la singularité marocaine elle-même qui alimente les départs, conçus non plus comme le passage d'un territoire à un autre, mais
comme la fuite hors d'un espace clos vers un ailleurs supposé sans limites. Un horizon bordé par la mémoire, les retours estivaux et une bonne conscience
qui se mesure en devises...
FADWA MIADI
Loubna, Saïda, Sofia et les autres
Dans les années 1970, la majorité d'entre elles étaient filles ou épouses d'immigrés. Depuis une quinzaine d'années, elles sont de plus en plus nombreuses
à tenter l'exil toutes seules.
Femme au foyer, bonne à tout faire, étudiante, ouvrière, cadre dynamique, voilée, dévoilée, en tailleur chic, en djellaba ou maquillée, célibattante,
célibataire en quête, mariée de force, vivant volontiers en concubinage, répudiée, veuve, sans papiers, résidente, naturalisée... Toutes les femmes
composant la diaspora marocaine de France ne sont pas femmes ou filles d'immigrés. C'était peut-être le cas dans les années 1970, mais le visage de
l'immigration féminine a bien changé depuis. Déjà, au milieu des années 1980, de plus en plus d'étudiantes issues des classes moyennes et favorisées
sont arrivées, avec un bac ou une maîtrise en poche, et toutes ne sont pas rentrées au pays à l'issue de leur cursus.
Bien sûr, il y a celles dont on parle parce qu'elles ont réussi à ouvrir un restaurant gastronomique (Fatéma Hal), à passer à la télé (Sofia de la Star Ac),
à faire rire (Saïda Churchill), à chanter (Sophia Mestari), à militer (Loubna Meliane), à faire de la politique (Myriam Salah-Eddine, adjointe au maire de
Marseille), voire à conseiller Nicolas Sarkozy (Rachida Dati). Et puis il y a les autres, les invisibles, celles qui sont parties seules et nullement pour
décrocher un diplôme, mais pour gagner leur vie et celle de leurs proches restés au bled. Si elles n'étaient qu'une poignée dans les années 1970 à se
lancer dans l'aventure, elles sont de plus en plus nombreuses, depuis une quinzaine d'années, à tenter l'exil, quitte à être clandestines après
l'expiration de leur visa touristique et, pourquoi pas, à se marier, en blanc ou non, avec un musulman ou un «goy». Souvent sans diplômes et sans
papiers, elles sont condamnées à travailler dans les «deux secteurs informels : le ménage et la prostitution, ouverts aux femmes immigrées, notamment
celles qui n'ont aucune qualification», explique Nassima Moujoud, doctorante à l'École des hautes études en sciences sociales de Paris, qui consacre sa
thèse aux Marocaines arrivées seules en France.
Bien entendu, le départ s'explique souvent par des considérations économiques, mais, comme le note cette jeune thésarde, «l'importance en nombre des
veuves et des divorcées ou répudiées, ces femmes qui ne sont ni épouses ni vierges, révèle que la migration est motivée, entre autres, par la
marginalisation qu'elles subissent dans leur pays d'origine et par les difficultés économiques résultant du non-partage des biens entre époux ou des
inégalités en matière d'héritage».
Par ailleurs, la plupart de ces migrantes, en dépit de la disparité de leurs conditions socioculturelles, n'hésitent pas à vivre maritalement avec des
hommes aux nationalités et aux confessions très diverses. La pression sociale ayant disparu du fait de l'éloignement, il arrive que des couples, mixtes
ou non, vivent en concubinage pendant plusieurs années avant de convoler en justes noces, le cas échéant.
Il ne faut pas croire pour autant qu'exil rime toujours avec épanouissement et bien-être. «Chez toutes, qu'elles soient instruites ou illettrées, mariées
ou célibataires, je ressens une grande souffrance liée à l'éloignement mais aussi à la discrimination», déplore Hakima Laala Hafdane, présidente de
l'Association des femmes franco-marocaines pour l'accès au droit et à la citoyenneté (AFFMADC). Qu'en est-il justement de cette discrimination lorsqu'il
s'agit de trouver un appartement ou un emploi ? « En ce qui concerne ma carrière, j'ai eu de la chance de tomber sur des gens intelligents. En revanche,
lorsque je cherchais un logement, plusieurs fois les portes se sont fermées devant moi parce que je suis maghrébine », confirme Nabila, directeur
administratif. «J'ai eu du mal à dénicher un toit. Finalement, un ami me sous-loue son appartement. Pour le travail, je n'ai pas eu trop de problèmes,
sauf pour faire un stage dans un journal de l'Ouest : mes interlocuteurs préféraient des Bretons ou à tout le moins des Français de souche», explique
Leila, dont les parents sont arrivés en France dans les années 1970. Même son de cloche chez Sonia, qui a grandi dans la banlieue parisienne :
«Je cumule les CDD et les postes intérimaires. J'ai pris soin de franciser mon nom, mais au moment des entretiens la couleur de ma peau surprend
visiblement mon interlocuteur, et c'est niet.»
Victimes de la discrimination ici, ont-elles tendance à idéaliser le pays d'origine ? «Parfois, j'aimerais retourner au Maroc pour m'y installer,
répond Sonia. Mais, à d'autres moments, je trouve que l'injustice et les disparités sont encore plus flagrantes là-bas.» Leila a une réaction voisine :
«Mon coeur balance entre la France et le Maroc. Je suis plus libre et mieux adaptée ici, mais j'aimerais bien connaître le pays de mes aïeux.»
Toutes n'y retournent pas chaque été, faute de moyens parfois, mais aussi pour d'autres raisons. «Je ne suis pas rentrée pendant cinq ans, car je n'en
ai pas ressenti le besoin», déclare Amina, 35 ans, établie en Bretagne. Contrairement aux hommes, les femmes semblent moins sujettes à la nostalgie
alimentant le fameux mythe du retour.
FOUAD LAROUI
Humeur : La complainte du Marocain offshore
Dans les années 1970, la majorité d'entre elles étaient filles ou épouses d'immigrés. Depuis une quinzaine d'années, elles sont de plus en plus nombreuses
à tenter l'exil toutes seules.
Il n'y apas une communauté marocaine à l'étranger, il y en a cent, il y en a mille, autant que d'individus en somme. Quel rapport entre ce golden boy de
la City qui a touché l'an dernier le plus fort bonus du temple de la finance et ce vieil homme qui végète à Bruxelles grâce à l'aide sociale ? Quel rapport
entre ce tennisman polyglotte, toujours entre deux avions, et la Rifaine recluse à vie dans un deux-pièces de Hambourg ? Alors parlons de l'individu, né
au pays de l'arganier et qui traîne sa bosse de par le vaste monde. Au cours des vingt ou trente dernières années, sa condition a considérablement changé.
Il fut d'abord invisible, victime d'un malentendu. À Taiwan, à Kuala-Lumpur, il déclinait sa nationalité, Moroccan, on lui demandait des nouvelles de la
princesse.
- Quelle princesse ?
- Grace, bien sûr.
Ces Asiatiques insultants ne connaissaient que Monaco. Bah, vu de Séoul, c'est tout près.
Arriva Khomeiny. Il dut partout jurer qu'il n'était pas fils d'ayatollah. Puis il fut compatriote d'Aouita. Un Américain, à Fort-Lauderdale,
début des années 1980 :
- Morocco, yes, I know, the country of that great guy, heu, Owita, Yoweta, Ayuta?
Quelques années plus tard, il eut à subir les touristes qui avaient « fait » son pays.
- Vous êtes marocain ? Ah, Ouarzazate, quelle splendeur... Mais les toilettes étaient bouchées!
Il affirma n'avoir jamais mis les pieds à Ouarzazate et ne rien comprendre à la plomberie.
À Amsterdam, il se présenta, on lui réclama du kif, lui qui n'avait jamais fumé ne serait-ce qu'un mégot de Favorite. À Oslo, on le félicita d'être
compatriote de Zidane, ce qui était doublement faux, mais un compliment fait toujours plaisir et il l'accepta avec grâce.
En 1999, un peu partout en Europe, on lui serra la main avec effusion, tout le monde trouvait le jeune roi très sympathique. Il hochait la tête,
se découvrant soudain démocrate et libéral, bien vu par tous, lui qu'on avait traité de féodal dans toutes les fêtes kabyles de ses années d'étudiant
à Paris.
Le 11 septembre 2001 lui tomba sur la tête, il se réveilla suspect. Enlève tes chaussures et passe tout entier dans le scanner, espèce de graine de
terroriste. Z'êtes quoi, vous, afghan, saoudien?
- Marocain.
- C'est tout comme.
Il eut comme un sursaut. Non, ce n'est pas tout comme ! Nous avons une histoire millénaire, des paysages somptueux, des gens compliqués, des animaux
simples, et l'arganier, n'oublions pas l'arganier!
Mais il se tut et ôta ses souliers. Le Marocain offshore se retrouva nu-pieds, comme les enfants de son douar natal. Afin qu'il n'oublie pas d'où il venait.
La saga du ballon rond : À nous l'Europe !
De 1932 à 1997, 85 footballeurs originaires du Maroc choisissent l'Hexagone pour y entreprendre une carrière professionnelle. Jusqu'à l'indépendance du
Maroc en 1956, le statut d'assimilés permet aux plus prestigieux d'entre eux d'être sélectionnés en équipe de France. Ce sera le cas de Larbi Ben Barek
(17 fois international entre 1938 et 1954) et d'Abdelrahman Mahjoub (6 capes de 1954 à 1955). D'autres, aussi talentueux, feront les beaux jours de
plusieurs grands clubs français. Depuis dix ans, la France n'est plus l'unique destination des candidats à l'émigration : la signature des accords
d'association et de coopération avec l'Union européenne ouvre largement les portes de l'Europe aux footballeurs marocains.
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